Portrait du Jour

Jules César

 

 

 

 

 

 

 

 Jeunesse de César. Il est proscrit par Sylla

 César était dans sa seizième année lorsqu'il perdit son père. L'année suivante, il fut désigné pour devenir flamine de Jupiter; et quoiqu'on l'eût fiancé, alors qu'il portait encore la toge prétexte, à Cossutia, d'une simple famille équestre, mais fort riche, il la répudia, pour épouser Cornélie, fille de Cinna, lequel avait été quatre fois consul. Il en eut bientôt une fille, nommée Julie. Le dictateur Sylla voulut le contraindre à la répudier, et, ne pouvant y réussir par aucun moyen, (2) le priva du sacerdoce, de la dot de sa femme, de quelques successions de famille, et le regarda dès lors comme son ennemi. César fut même réduit à se cacher, et, quoique atteint de la fièvre quarte, à changer presque toutes les nuits de retraite, et à se racheter, à prix d'argent, des mains de ceux qui le poursuivaient. Il fallut que les Vestales, et Mamercus Aemilius avec Aurelius Cotta, ses parents et ses alliés se réunissent pour obtenir son pardon. (3) Il est bien établi que Sylla le refusa longtemps aux prières de ses meilleurs amis et des hommes les plus éminents, et que, vaincu par leur persévérance, il s'écria, par une inspiration divine ou par un secret pressentiment de l'avenir : "Eh bien, vous l'emportez, soyez satisfaits; mais sachez que celui dont la vie vous est si chère écrasera un jour le parti de la noblesse, que nous avons défendu ensemble; car il y a dans César plus d'un Marius."  

 

 Ses premières campagnes. Son commerce avec Nicomède

 César fit ses premières armes en Asie, où l'avait emmené le préteur Marcus Thermus. Chargé par lui d'aller chercher une flotte en Bithynie, il s'arrêta chez le roi Nicomède, à qui on le soupçonna de s'être prostitué. Ce qui confirma ce bruit, c'est qu'on le vit, peu de jours après, retourner en Bithynie, sous prétexte de faire payer une certaine somme, due à un affranchi, son client. Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation; et, à la prise de Mytilène, il reçut de Thermus une couronne civique.
 
 Son retour subit à Rome
Il servit aussi en Cilicie, sous Servilius Isauricus, mais pendant peu de temps;  car, à la nouvelle de la mort de Sylla, et sur les espérances qu'il conçut des nouveaux troubles provoqués par Marcus Lepidus, il se hâta de revenir à Rome. Toutefois, il ne voulut pas entrer dans ses projets, quelques avantages qui lui fussent offerts; le caractère de Lépide ne lui inspirait pas de confiance, et l'occasion lui semblait moins belle qu'il ne l'avait cru.
 

Son accusation contre Dolabella. Il va étudier à Rhodes. Il est pris par des pirates. Ses succès contre Mithridate

Ces troubles apaisés, il accusa de concussion Cornelius Dolabella, qui avait été honoré du consulat et du triomphe. L'accusé fut absous, et César résolut de se retirer à Rhodes, tant pour se dérober aux ennemis qu'il s'était faits, que pour y consacrer ses loisirs aux leçons d'Apollonius Molon, le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. Dans ce trajet, exécuté pendant l'hiver, il fut pris par les pirates, à la hauteur de l'île Pharmacuse; et, non sans la plus vive indignation, il resta leur prisonnier l'espace d'environ quarante jours, n'ayant près de lui qu'un médecin et deux esclaves du service de sa chambre; car il avait dépêché sur le champ ses compagnons et ses autres esclaves, pour lui rapporter l'argent nécessaire à sa rançon. Il la paya cinquante talents, et, à peine débarqué sur le rivage, il poursuivit, à la tête d'une flotte, les pirates qui s'en retournaient, les réduisit en son pouvoir, et les punit du supplice dont il les avait souvent menacés comme en plaisantant. Mithridate ravageait alors les pays voisins; César ne voulut pas paraître indifférent au malheur des alliés: de Rhodes, où il s'était rendu, il passa en Asie, leva des troupes auxiliaires, chassa de la province le lieutenant de ce roi, et retint dans le devoir les peuples dont la foi était ébranlée et douteuse.
 

Il est fait tribun des soldats

(1) Revenu à Rome, la première magistrature qu'il obtint par les suffrages du peuple fut celle de tribun militaire. On le vit alors aider de tout son pouvoir ceux qui voulaient rétablir la puissance tribunitienne, dont Sylla avait beaucoup retranché. (2) Il fit aussi servir la proposition Plotia au rappel de L. Cinna, frère de sa femme, et de tous ceux qui, dans les troubles civils, s'étaient attachés à Lépide, et qui, après la mort de ce consul, s'étaient réfugiés auprès de Sertorius: il prononça même un discours à ce sujet.

 

. Il est nommé questeur. Son origine

 Étant questeur, il fit, à la tribune aux harangues et selon l'usage reçu, l'éloge de sa tante Julie et de sa femme Cornélie, qui venaient de mourir. Dans le premier, il établit ainsi la double origine de sa tante et celle de son propre père: "Par sa mère, ma tante Julie est issue des rois; par son père, elle se rattache aux dieux immortels. En effet, d'Ancus Marcius descendaient les Marcius Rex, dont le nom fut celui de sa mère; de Vénus descendent les Jules, dont la race est la nôtre. On voit donc unis dans notre famille et la majesté des rois, qui sont les maîtres des hommes, et la sainteté des dieux, qui sont les maîtres des rois eux-mêmes."  Pour remplacer Cornélie, il épousa Pompeia, fille de Q. Pompée et petite-fille de L. Sylla; mais, dans la suite, il divorça d'avec elle, sur le soupçon d'un commerce adultère avec Publius Clodius, si publiquement accusé de s'être introduit chez elle sous un costume de femme, pendant une fête religieuse, que le sénat dut ordonner une enquête pour sacrilège.

 

Sa questure en Espagne. La statue d'Alexandre

Pendant sa questure, l'Espagne ultérieure lui échut en partage. En visitant les assemblées de cette province, pour y rendre la justice par délégation du préteur, il alla jusqu'à la ville de Gadès; c'est là que voyant, près d'un temple d'Hercule, la statue du grand Alexandre, il poussa un profond soupir, comme pour déplorer son inaction: et, se reprochant de n'avoir encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait déjà conquis l'univers, il demanda incontinent son congé, afin de venir à Rome pour saisir le plus tôt possible les occasions de se signaler. Les devins élevèrent encore ses espérances, en interprétant un songe qu'il avait eu la nuit précédente, et qui lui troublait l'esprit; car il avait rêvé qu'il violait sa mère. Ils déclarèrent que ce songe lui annonçait l'empire du monde, "cette mère qu'il avait vue soumise à lui n'étant autre que la terre, notre mère commune. "

 

Ses projets

Étant donc parti avant le temps, il visita les colonies latines, qui nourrissaient des prétentions au droit de cité romaine; et il les aurait poussées à quelque audacieuse entreprise, si, dans cette crainte même, les consuls n'avaient retenu quelque temps les légions destinées pour la Cilicie.

 

Il entre dans plusieurs conjurations qui avortent

Il n'en médita pas moins bientôt à Rome de plus grands projets. On dit, en effet, que, peu de jours avant de prendre possession de l'édilité, il entra dans une conspiration avec le consulaire Marcus Crassus, et avec Publius Sylla et L. Autronius, condamnés tous deux pour brigue, après avoir été désignés consuls. Ils devaient attaquer le sénat au commencement de l'année, en égorger une partie, donner la dictature à Crassus, qui aurait eu César pour maître de la cavalerie; et, après s'être ainsi emparés du gouvernement, rendre à Sylla et à Autronius le consulat qu'on leur avait ôté. Tanusius Geminus dans son histoire, Marcus Bibulus dans ses édits, et C. Curion, le père, dans ses discours, parlent de cette conjuration. Cicéron lui-même paraît y faire allusion dans une lettre à Axius, où il dit que César effectua, pendant son consulat, le projet de domination qu'il avait conçu étant édile. Tanusius ajoute que Crassus, soit peur, soit repentir, ne se montra pas le jour marqué pour le meurtre, et que, pour cette raison, César ne donna point le signal convenu, qui était, à ce que rapporte Curion, de laisser tomber sa toge de son épaule.Le même Curion et M. Actorius Nason lui imputent encore une autre conspiration avec le jeune Gnaeus Pison, et prétendent que c'est sur le soupçon des menées de ce Pison dans Rome, qu'on lui donna, à titre extraordinaire, le gouvernement de l'Espagne; que néanmoins ils convinrent de provoquer ensemble une révolution, l'un au dehors, l'autre à Rome, et d'agir au moyen des Ambrones et des peuples qui sont au-delà du Pô; mais que la mort de Pison fit avorter leurs projets.

 

Son édilité. Ses munificences

Édile, César ne se borna pas à orner le comitium, le forum, et les basiliques; il orna aussi le Capitole, et y fit élever, pour le temps d'une exposition, des portiques provisoires où il étala aux yeux du peuple une partie des nombreuses collections d'oeuvres d'art qu'il avait rassemblées. Il donna des chasses et des jeux, tantôt avec son collègue et tantôt en son propre nom; ce qui fit que la popularité ne s'attacha qu'à lui pour des dépenses faites en commun. Aussi son collègue, Marcus Bibulus, disait-il, en se comparant à Pollux, "que comme on avait coutume d'appeler du seul nom de Castor le temple érigé dans le forum aux deux frères, on appelait magnificence de César les prodigalités de César et de Bibulus." César joignit à ces prodigalités un combat de gladiateurs; mais il y en eut quelques couples de moins qu'il ne le voulait; car il en avait fait venir de toutes parts une si grande multitude, que ses ennemis en furent effrayés et qu'on prit la précaution de fixer le nombre maximum de gladiateurs qu'il était permis de posséder à Rome.

 

Il demande un commandement extraordinaire et se venge du refus des grands.

S'étant concilié la faveur du peuple, il essaya, par le crédit de quelques tribuns, de se faire donner le gouvernement de l'Égypte, en vertu d'un plébiscite. Cette demande inopinée d'un gouvernement extraordinaire était fondée sur ce que les habitants d'Alexandrie avaient chassé leur roi, ami et allié du peuple romain, conduite généralement blâmée à Rome. L'opposition des optimates fit échouer les prétentions de César, qui, pour affaiblir à son tour leur autorité par tous les moyens possibles, releva les trophées de Gaius Marius sur Jugurtha, sur les Cimbres et sur les Teutons, monuments autrefois renversés par Sylla; et quand on informa contre les sicaires, il fit ranger parmi ces meurtriers, malgré les exceptions de la loi Cornélie, ceux qui, pendant la proscription, avaient reçu de l'argent du trésor public pour prix des têtes des citoyens romains.

 

Il fait accuser Rabirius et le condamne

Il suscita aussi un accusateur, pour haute trahison, contre Gaius Rabirius, qui, quelques années auparavant, avait plus que personne aidé le sénat à comprimer les séditieuses entreprises du tribun Lucius Saturninus. Désigné par le sort pour être un des juges de l'accusé, il le condamna avec tant de passion, que, devant le peuple, rien ne fut aussi utile à l'appelant que la partialité de son juge.

 

Il est nommé souverain pontife. Ses profusions et ses dettes

Déçu de l'espérance d'un commandement, César brigua le souverain pontificat, et répandit l'argent avec une telle profusion, qu'effrayé lui-même de l'énormité de ses dettes, il dit à sa mère, en l'embrassant avant de se rendre aux comices, qu'il ne rentrerait pas chez lui, sinon comme pontife. Il l'emporta sur deux compétiteurs bien redoutables, bien supérieurs à lui par l'âge et par la dignité; et il eut même sur eux cet avantage, de réunir plus de suffrages dans leurs propres tribus, qu'ils n'en eurent ensemble dans toutes les autres.

 

Sa préture. Son opinion dans le jugement des complices de Catilina

César était préteur désigné quand on découvrit la conjuration de Catilina. La mort des coupables avait été résolue dans le sénat, d'une voix unanime: lui seul opina pour qu'ils fussent détenus séparément dans des villes municipales, et que leurs biens fussent vendus. Bien plus; ceux qui avaient proposé une peine plus sévère, il les effraya tellement par la menace réitérée des haines populaires qui, un jour, se déchaîneraient contre eux, que Décimus Silanus, consul désigné, ne craignit pas d'adoucir, par une interprétation, son avis, dont il ne pouvait changer sans honte, et qu'on avait compris, dit-il alors, dans un sens plus rigoureux qu'il ne l'avait voulu. César allait l'emporter: déjà même un grand nombre de sénateurs étaient passés de son côté, entre autres Cicéron, le frère du consul; c'en était fait, si le discours de M. Caton n'eût raffermi le sénat intimidé.
César, loin de renoncer à son opposition, y mit une telle persistance, qu'une troupe de chevaliers romains, qui gardait armée la salle du sénat, menaça de lui donner la mort: des glaives nus furent même dirigés contre lui, en sorte que ses voisins se reculèrent; quelques-uns seulement, le tenant dans leurs bras et le couvrant de leurs toges, réussirent, non sans peine, à le sauver. Alors, saisi d'effroi, il céda; et, de tout le reste de l'année, il ne parut plus au sénat.

 

Il veut enlever à Q. Catulus le droit de faire la dédicace du Capitole

Le premier jour de sa préture, il cita devant le peuple Q. Catulus, aux fins d'enquête sur la reconstruction du Capitole; et il proposa d'en confier le soin à un autre. Mais voyant que les optimates, au lieu d'aller rendre leurs devoirs aux nouveaux consuls, accouraient en foule à l'assemblée pour lui opposer une résistance opiniâtre, et jugeant la lutte inégale, il abandonna cette poursuite.

 

Il est suspendu de ses fonctions, et rétabli

Il n'en montra que plus d'obstination à soutenir et à défendre, malgré l'opposition de ses collègues, le tribun du peuple Caecilius Metellus, auteur de lois particulièrement subversives. Un décret du sénat finit par les suspendre tous deux de leurs fonctions publiques. César eut néanmoins l'audace de rester en possession de sa charge, et de rendre encore la justice. Mais quand il apprit qu'on se préparait à employer contre lui la violence et les armes, il congédia ses licteurs, se dépouilla de la prétexte, et se retira secrètement chez lui, résolu, eu égard aux circonstances, de se tenir tranquille. Deux jours après, la foule s'assembla d'elle-même et spontanément devant sa maison, et lui offrit son appui pour le rétablir dans sa dignité: le tumulte était au comble; César l'apaisa. Étonnés de cette modération, les sénateurs, que la nouvelle de l'attroupement avait réunis à la hâte, envoyèrent, pour lui rendre grâces, les plus illustres d'entre eux; et il fut rappelé dans le sénat, où lui furent prodigués les plus pompeux éloges. Enfin, on le réintégra dans sa charge, en rapportant le premier décret.

 

Il est nommé comme complice de Catilina

(D'autres embarras ne tardèrent pas à l'assaillir: il fut nommé parmi les complices de Catilina, devant le questeur Novius Niger, par le délateur Lucius Vettius, et dans le sénat, par Quintus Curius, à qui l'on avait décerné des récompenses publiques pour avoir révélé le premier les projets des conjurés. Curius prétendait tenir de Catilina ce qu'il avançait. Vettius s'engageait à produire un billet écrit par César à Catilina.
César ne crut pas devoir souffrir ces attaques; il implora le témoignage de Cicéron, pour prouver qu'il lui avait, de son plein gré, transmis certains détails sur la conjuration; et il fit priver Curius des récompenses qu'on lui avait promises. Quant à Vettius, dont on saisit les biens, dont on pilla les meubles, dont on maltraita la personne, et qui enfin fut près d'être mis en pièces en pleine assemblée, au pied de la tribune, César le fit jeter en prison. Il y fit conduire aussi le questeur Novius, pour avoir souffert qu'on accusât à son tribunal un magistrat supérieur à lui en autorité.

 

Il part pour l'Espagne

 À l'issue de sa préture, le sort lui départit l'Espagne ultérieure. Mais, retenu par ses créanciers, il ne s'en délivra qu'après avoir donné des cautions; et sans attendre que, selon l'usage et les lois, le sénat eût réglé tout ce qui concernait les provinces, il partit, soit pour échapper à une action judiciaire qu'on voulait lui intenter à l'expiration de sa charge, soit pour porter plus promptement secours aux alliés, qui imploraient la protection de Rome. Quand il eut pacifié sa province, il revint, avec la même précipitation et sans attendre son successeur, pour demander à la fois le triomphe et le consulat. Mais le jour des comices étant déjà indiqué, l'on ne pouvait tenir compte de sa candidature que s'il entrait dans la ville en simple particulier; et lorsqu'il intrigua pour être affranchi de la loi, il rencontra une forte opposition. Il fut donc forcé de renoncer au triomphe, pour n'être pas exclu du consulat.

 

 Il est nommé consul. Premier triumvirat

(1) De ses deux compétiteurs au consulat, Lucius Lucceius et Marcus Bibulus, il s'attacha le premier, qui avait moins de crédit mais une grande fortune, à condition que celui-ci associerait le nom de César au sien dans ses largesses aux centuries. (2) Les optimates, instruits de ce marché, dont ils craignaient les suites, et persuadés que César, avec la plus haute magistrature de l'État et un collègue tout à lui, ne mettrait pas de bornes à son audace, voulurent que Bibulus fît aux centuries les mêmes promesses, et la plupart d'entre eux se cotisèrent à cet effet. Caton lui-même avoua que, cette fois, la corruption profiterait à la république. (3) César fut donc nommé consul avec Bibulus. Les optimates n'eurent plus d'autres ressources que d'assigner aux futurs consuls des départements sans importance, à savoir ceux des bois et des pâturages. (4) Excité surtout par cette injure, César ne négligea aucun moyen de s'attacher Gnaeus Pompée, alors irrité lui-même contre les sénateurs de ce que, malgré ses victoires sur le roi Mithridate, ils hésitaient à ratifier ses actes. Il le réconcilia aussi avec Marcus Crassus, qui était resté son ennemi depuis les violentes querelles de leur consulat; et il conclut avec eux une alliance, en vertu de laquelle rien ne devrait se faire dans l'État de ce qui déplairait à l'un des trois.

 

Actes principaux et violences de son consulat

En prenant possession de sa dignité, César établit, le premier, que l'on tiendrait un journal de tous les actes du sénat et du peuple, et que ce journal serait rendu public. Il fit revivre aussi l'ancien usage de se faire précéder par un huissier et suivre par des licteurs, pendant le mois où l'autre consul aurait les faisceaux. Il promulgua une loi agraire; et, comme son collègue s'y opposait, il le chassa du forum par les armes. Le lendemain, celui-ci porta ses plaintes au sénat; mais il ne se trouva personne qui osât faire un rapport sur cette violence, ou proposer de ces résolutions vigoureuses qu'on avait si souvent prises dans de moindres désordres. Bibulus, au désespoir, se retira chez lui, où il se tint caché tout le temps de son consulat, ne manifestant plus son opposition que par la voie des édits.De ce moment, César régla tout dans l'État à sa guise; si bien que des railleurs, avant de signer leurs lettres, les dataient par plaisanterie, non du consulat de César et de Bibulus, mais du consulat de Jules et de César; faisant ainsi deux consuls d'un seul, dont ils séparaient le nom et le surnom. On fit aussi courir les vers suivants:
Ce que César a fait, qui d'entre nous l'ignore?
Ce qu'a fait Bibulus, moi je le cherche encore.
 
 La plaine de Stella, consacrée par nos ancêtres, et le territoire campanien qui était resté soumis à l'impôt pour les besoins de la république, furent distribués, par son ordre et sans que le sort fût consulté, à vingt mille citoyens, pères de trois enfants ou d'un plus grand nombre. (6) Les fermiers de l'État demandaient une réduction; César leur remit le tiers de leur fermage, et les engagea en public à ne point enchérir inconsidérément à la prochaine adjudication des impôts. (7) Il en était ainsi du reste: tout ce que l'on convoitait, César en faisait largesse; personne n'osait s'y opposer, et quiconque l'osait se voyait en butte à ses vengeances. Caton l'ayant un jour tenté, il le fit traîner hors du sénat par un licteur, et conduire en prison. Lucius Lucullus, qui lui avait résisté avec trop de hardiesse, fut si épouvanté de ses menaces, qu'il lui demanda grâce à genoux. Cicéron, dans un plaidoyer, avait déploré le malheur des temps; le jour même, à la neuvième heure, César fit passer dans les rangs plébéiens le patricien Publius Clodius, ennemi de Cicéron, et qui, depuis longtemps, tâchait en vain d'y entrer. (8) Voulant en finir avec ses adversaires, il suborna Vettius, à prix d'argent, pour qu'il déclarât que quelques-uns d'entre eux l'avaient engagé à tuer Pompée, et qu'amené au forum, il nommât les prétendus auteurs de ce complot: mais Vettius accusant sans preuves tantôt l'un, tantôt l'autre, la fraude fut bientôt soupçonnée; et César, désespérant du succès d'une entreprise aussi imprudente, fit, dit-on, empoisonner le dénonciateur.
 

Il devient le gendre de Pison et le beau-père de Pompée

Vers le même temps, il épousa Calpurnie, fille de L. Pison, qui allait lui succéder au consulat; et il donna en mariage à Gnaeus Pompée sa fille Julie, en congédiant son premier fiancé Servilius Cépion, l'un de ceux qui, peu de temps auparavant, l'avaient aidé particulièrement à combattre Bibulus. Après cette nouvelle alliance, il commença, dans le sénat, par prendre d'abord l'avis de Pompée, alors qu'il avait coutume d'interroger Crassus le premier, et qu'il était d'usage que le consul conservât toute l'année l'ordre établi par lui aux calendes de janvier pour recueillir les votes.

 

Il obtient le gouvernement des Gaules. Son arrogance

 Ainsi appuyé du crédit de son beau-père et de son gendre, il choisit, parmi toutes les provinces romaines, celle des Gaules, qui, entre autres avantages, offrait à son ambition un vaste champ de triomphes. Il reçut d'abord la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu de la loi Vatinia, et ensuite la Gaule Chevelue, par un vote des sénateurs, qui craignaient, s'ils la lui refusaient, que le peuple ne la lui donne également. Il en éprouva une joie qu'il ne put contenir: on l'entendit, peu de jours après, se vanter en plein sénat d'être enfin parvenu au comble de ses voeux, malgré la résistance et les lamentations de ses adversaires, et s'écrier qu'il marcherait désormais sur leurs têtes à tous: "Cela ne sera pas facile à une femme," répondit une voix, pour l'outrager: "Je ne sache pas, répliqua-t-il en ayant l'air de plaisanter, que cela ait empêché Sémiramis de régner sur la Syrie, et les Amazones de posséder jadis une grande partie de l'Asie."

 

Il est cité en justice. Ses précautions pour s'assurer l'impunité

Après son consulat, les préteurs Gaius Memmius et Lucius Domitius demandèrent qu'on examina les actes de l'année précédente. César déféra l'affaire au sénat, qui ne voulut point en connaître. Trois jours s'étant passés en vaines altercations, il partit pour son gouvernement; et aussitôt, on traîna son questeur en justice, sous plusieurs inculpations, en vue d'une enquête préjudicielle. Lui-même y fut bientôt cité par le tribun du peuple Lucius Antistius; mais, grâce à l'intervention du collège des tribuns, il obtint de ne pas être accusé pendant qu'il était absent pour le service de la république. Aussi, pour se mettre désormais à l'abri de pareilles attaques, il eut grand soin de s'attacher par des services les magistrats en charge chaque année, et il se fit une loi de n'aider de son crédit ou de ne laisser parvenir aux honneurs que ceux qui se seraient engagés à le défendre en son absence; condition pour laquelle il n'hésita pas à exiger de certains un serment et même une promesse écrite.

 

Il oblige Crassus et Pompée à demander le consulat dans son intérêt. Sa conduite coupable en Gaule.

 Mais Lucius Domitius, qui aspirait au consulat, s'étant vanté publiquement d'accomplir comme consul ce qu'il n'avait pu faire comme préteur, et de priver César de son commandement, celui-ci fit venir Crassus et Pompée à Lucques, ville de sa province, et les décida à briguer un second consulat pour en écarter Domitius, et il obtint grâce à leur double intervention que son commandement soit prorogé pour cinq ans. Rassuré de ce côté, il ajouta d'autres légions à celles qu'il avait reçues de la république, et il les entretint à ses frais. Il en forma même, dans la Gaule Transalpine, une dernière, à laquelle il fit prendre le nom gaulois d'Alauda, qu'il sut former à la discipline des Romains, qu'il arma et habilla comme eux, et que, dans la suite, il gratifia tout entière du droit de cité.  Il ne laissa désormais aucune occasion de faire la guerre, fût-ce une guerre injuste et périlleuse: il attaqua indistinctement et les peuples alliés et les nations ennemies ou sauvages. À tel point que sa conduite fit prendre, un jour, au sénat la résolution d'envoyer des commissaires dans les Gaules, pour informer sur l'état de cette province; quelques sénateurs proposèrent même de le livrer aux ennemis. Mais le succès de ses entreprises lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions de grâces, plus longues et plus fréquentes qu'à aucun autre avant lui.

 

Ses expéditions militaires

 Voici, en peu de mots, ce qu'il fit pendant les neuf années que dura son commandement. Toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit de quelque trois millions deux cent mille pas, il la réduisit en province romaine, à l'exception des villes alliées et de celles qui avaient bien mérité de Rome, et il imposa au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces. Il est le premier qui, après avoir jeté un pont sur le Rhin, ait attaqué les Germains au-delà de ce fleuve, et qui leur ait infligé de lourdes défaites. Il attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors inconnus, les vainquit, et en exigea des contributions et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva que trois revers: l'un en Bretagne, où une violente tempête faillit détruire sa flotte; un autre en Gaule, devant Gergovie, où une légion fut mise en déroute; et le troisième sur le territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius et Aurunculeius périrent dans une embuscade.

 

 Ses menées à Rome, pendant la guerre des Gaules

 C'est dans ce même temps qu'il perdit d'abord sa mère, puis sa fille, et peu après son petit-fils. Cependant le meurtre de Publius Clodius avait mis le trouble dans Rome, et le sénat, qui était d'avis de ne créer qu'un consul, désignait nommément Gnaeus Pompée. Les tribuns du peuple lui destinaient César comme collègue; mais ne voulant pas revenir, pour cette candidature, avant d'avoir terminé la guerre, il s'entendit avec eux pour qu'ils lui fissent plutôt obtenir du peuple la permission de briguer, absent, son second consulat, lorsque le temps de son commandement serait près d'expirer. On lui accorda ce privilège; et concevant déjà de plus grands projets et rempli d'espérance, il ne négligea rien pour se faire des partisans, à force de bons offices et de largesses publiques et particulières. Avec le produit du butin, il commença la construction d'un forum, dont le terrain seul coûta plus de cent millions de sesterces. Il promit au peuple, en mémoire de sa fille, un combat de gladiateurs et un festin, ce qui était sans exemple. Pour donner à ces réjouissances le plus d'attrait possible, il ne s'en rapporta pas seulement aux traiteurs choisis pour cet objet: ses esclaves aussi y furent employés. Il avait à Rome des agents qui enlevaient de force, pour les lui garder, les gladiateurs les plus fameux, lorsqu'ils combattaient devant des spectateurs malveillants. Quant aux élèves gladiateurs, ce n'était ni dans l'enceinte d'une école ni par des professeurs d'escrime qu'il les faisait instruire, mais dans les maisons des particuliers, par des chevaliers romains, ou même par des sénateurs habiles à manier les armes, et qu'il suppliait (ses lettres en font foi) d'entreprendre l'instruction de chacun de ces gladiateurs, et de présider eux-mêmes, comme des maîtres, à leurs exercices.  César doubla pour toujours la solde des légions. Dans les années d'abondance, il distribuait le blé sans règle ni mesure, et on le vit parfois donner à chaque homme un esclave pris sur le butin.

 

 Il augmente par tous les moyens le nombre de ses partisans

 Afin de rester le parent et l'ami de Pompée, il lui offrit la main d'Octavie, petite-fille de sa soeur, qui avait été mariée à Gaius Marcellus; et il lui demanda pour lui-même la main de sa fille, destinée à Faustus Sylla.  Tous ceux qui entouraient Pompée, et presque tous les membres du sénat, César les avait faits ses débiteurs, sans leur demander d'intérêt ou en n'acceptant d'eux qu'un intérêt modique. Il faisait aussi de magnifiques présents aux citoyens des autres ordres, qui se rendaient auprès de lui sur son invitation ou de leur propre mouvement. Sa libéralité s'étendait jusque sur les affranchis et les esclaves, selon ce qu'ils avaient de crédit sur l'esprit de leur maître ou de leur patron.  Les accusés, les citoyens perdus de dettes, la jeunesse prodigue, ne trouvaient qu'en lui un refuge assuré, à moins que les accusations ne fussent trop graves, la ruine trop complète, les désordres trop grands, pour qu'il pût les secourir: à ceux-là, il disait ouvertement "qu'il leur fallait une guerre civile".

De vives attaques sont dirigées contre lui à Rome

Il ne montra pas moins d'empressement à s'attacher les rois et les provinces dans toute l'étendue de la terre, offrant aux uns, en pur don, des milliers de captifs, envoyant aux autres des troupes auxiliaires, où et quand ils le voulaient, sans prendre l'avis du sénat ni du peuple. Il orna de magnifiques monuments les plus puissantes villes non seulement de l'Italie, des Gaules et des Espagnes, mais aussi de la Grèce et de l'Asie. Enfin tout le monde commençait à démêler avec terreur le but de tant d'entreprises, lorsque le consul Marcus Claudius Marcellus, après avoir annoncé par un édit qu'il allait prendre des mesures de salut public, fit un rapport au sénat: il proposait de donner un successeur à César avant l'expiration de son commandement, puisque la guerre était finie, que la paix était assurée, et qu'il fallait licencier une armée victorieuse. Il demandait aussi que, dans les prochains comices, on ne tînt pas compte de César absent, puisque Pompée lui-même avait abrogé le plébiscite rendu en sa faveur. Il était en effet arrivé que, dans une loi portée par Pompée sur les droits des magistrats, et au chapitre où il interdisait aux absents la demande des honneurs, il avait oublié d'excepter César; erreur qu'il n'avait corrigée que lorsque la loi était déjà gravée sur l'airain et déposée dans le trésor. Non content d'enlever à César ses provinces et son privilège, Marcellus était encore d'avis de retirer à la colonie fondée par lui à Novum Comum, en vertu de la loi Vatinia, le droit de cité romaine, alléguant que c'était le résultat de la brigue et de la violation des lois.

 

 Ses mesures contre ces attaques

Ébranlé par ces attaques, et persuadé, comme il le disait souvent, qu'il serait plus difficile, quand l'État l'aurait pour chef, de le faire descendre du premier rang au second, que du second jusqu'au dernier, il résista de tout son pouvoir à Marcellus, et lui opposa, tantôt le veto des tribuns, tantôt l'intervention de Servius Sulpicius, l'autre consul. L'année suivante encore, comme Gaius Marcellus, qui avait succédé, dans le consulat, à son cousin germain Marcus, suivait la même politique que lui, César s'assura, au prix d'immenses largesses, le concours de son collègue Paul-Émile et de Gaius Curion, le plus violent des tribuns. Mais rencontrant partout une résistance obstinée, et voyant que les consuls désignés étaient aussi contre lui, il écrivit au sénat, pour le conjurer de ne pas lui enlever une faveur accordée par le peuple, ou du moins d'ordonner que les autres généraux quittassent aussi leurs armées. Il se flattait, à ce que l'on croit, de rassembler ses vétérans, dès qu'il le voudrait, plus aisément que Pompée ne réunirait de nouveaux soldats. Il offrit néanmoins à ses adversaires de renvoyer huit légions, de quitter la Gaule Transalpine, et de garder la Cisalpine avec deux légions, ou même l'Illyrie avec une seule, jusqu'à ce qu'il fût créé consul.

  Il vient à Ravenne, préparé à tous les événements

Mais le sénat n'eut aucun égard à ses demandes, et ses ennemis refusèrent de conclure un marché à propos du salut de la république. Alors il passa dans la Gaule Citérieure, et, après avoir tenu les assemblées provinciales, il s'arrêta à Ravenne, prêt à venger par la force des armes les tribuns qui avaient embrassé sa cause, dans le cas où le sénat prendrait contre eux quelque parti violent. Tel fut, en effet, le prétexte de la guerre civile; mais on pense qu'elle eut d'autres causes.Gnaeus Pompée disait souvent que, ne pouvant achever les travaux qu'il avait commencés, ni répondre, par ses ressources personnelles, aux espérances que le peuple avait fondées sur son retour, César avait voulu tout troubler, tout bouleverser. Selon d'autres, il craignait qu'on ne l'obligeât à rendre compte de ce qu'il avait fait contre les lois, les auspices et les oppositions des magistrats, dans son premier consulat. En effet, M. Caton déclara plus d'une fois, avec serment, qu'il le citerait en justice, dès qu'il aurait licencié son armée; et l'on disait généralement que, s'il revenait sans caractère public, il serait forcé, comme Milon, de se défendre devant des juges entourés de soldats armés. Ce qui rend cette dernière opinion probable, c'est ce que rapporte Asinius Pollion, qu'à la bataille de Pharsale, César, jetant les yeux sur ses adversaires vaincus et en déroute, prononça ces propres mots: "Voilà ce qu'ils ont voulu: après tant de victoires, j'aurais été, moi Gaius César, condamné par eux, si je n'avais réclamé le secours d'une armée." Certains auteurs pensent qu'il était dominé par l'habitude du commandement, et qu'ayant pesé les forces de ses ennemis et les siennes, il avait cru devoir saisir l'occasion de s'emparer du pouvoir suprême, objet de tous ses voeux depuis sa première jeunesse. Telle paraît avoir été aussi l'opinion de Cicéron, qui nous apprend, dans le troisième livre du Traité des Devoirs, que César avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide, dont il nous a donné la traduction:
Pratiquez la vertu; mais, s'il vous faut régner,
Vertu, justice et lois, sachez tout dédaigner.

 

. Il s'avance la nuit jusqu'au Rubicon

Donc, quand il apprit qu'on n'avait tenu aucun compte de l'opposition des tribuns, et qu'eux-mêmes étaient sortis de Rome, il fit prendre aussitôt les devants à quelques cohortes, et dans le plus grand secret, pour n'éveiller aucun soupçon. Puis, pour donner le change, il assista à un spectacle public, examina le plan d'une école de gladiateurs qu'il voulait faire construire, et dîna, comme de coutume, au milieu de nombreux convives. Mais, après le coucher du soleil, il fit atteler à un chariot les mulets d'une boulangerie voisine et, suivi de fort peu de monde, il prit les chemins les plus détournés. Les flambeaux s'éteignirent; il se trompa de route et erra longtemps au hasard. Enfin, au point du jour, ayant trouvé un guide, il suivit à pied des sentiers étroits. Ayant rejoint ses cohortes près du Rubicon, fleuve marquant la limite de sa province, il s'y arrêta quelques instants, et, réfléchissant aux conséquences de son entreprise: "Il est encore temps de retourner sur nos pas, dit-il à ceux qui l'entouraient; une fois ce petit pont franchi, ce sont les armes qui décideront de tout".

 

. Un prodige le détermine à passer ce fleuve

 Il hésitait; un prodige le détermina.  Un homme d'une taille et d'une beauté remarquables apparut tout à coup, assis à peu de distance et jouant du chalumeau. Des bergers et de très nombreux soldats des postes voisins, parmi lesquels il y avait des trompettes, accoururent pour l'entendre. Il saisit l'instrument d'un de ces derniers, s'élança vers le fleuve, et, tirant d'énergiques accents de cette trompette guerrière, il se dirigea vers l'autre rive.  "Allons, dit alors César, allons où nous appellent les signes des dieux et l'injustice de nos ennemis: le sort en est jeté!"

 

Sa harangue et ses promesses à ses soldats

 Quand l'armée eut ainsi passé le fleuve, César fit paraître les tribuns du peuple, qui, chassés de Rome, étaient venus dans son camp: alors il harangua ses troupes assemblées et invoqua leur fidélité, en pleurant et en déchirant ses vêtements sur sa poitrine.  On crut aussi qu'il avait promis à chaque soldat le cens de l'ordre équestre. Mais ce qui donna lieu à cette erreur,  c'est que, dans la chaleur du discours, il montra souvent le doigt annulaire de sa main gauche, protestant qu'il était prêt à donner tout, jusqu'à son anneau, pour ceux qui défendraient sa dignité; en sorte que les derniers rangs, plus à portée de voir que d'entendre, prêtèrent à ce geste une signification qu'il n'avait point; et le bruit ne tarda pas à se répandre que César avait promis à ses soldats le droit de porter un anneau et les revenus des chevaliers, c'est-à-dire quatre cent mille sesterces.

 

. Commencement de la guerre civile

 Voici, dans l'ordre des faits, le résumé de ce qu'il fit ensuite. Il occupa d'abord le Picénum, l'Ombrie et l'Étrurie. Lucius Domitius, que, dans ces troubles on lui avait donné comme successeur, s'étant enfermé dans Corfinium avec une garnison, César le contraignit de se rendre à discrétion, le renvoya, et, longeant la mer Supérieure, marcha sur Brindes, où les consuls et Pompée s'étaient enfuis, dans le dessein de passer au plus tôt la mer. Après avoir tout tenté inutilement pour empêcher l'exécution de ce projet, César se dirigea sur Rome, convoqua le sénat pour délibérer sur la république, et marcha contre les meilleures troupes de Pompée, qui étaient en Espagne sous les ordres de trois lieutenants, M. Petreius, L. Afranius et M. Varron. Il avait dit à ses amis en partant: "Je vais combattre une armée sans général, pour venir ensuite combattre un général sans armée."Quoique retardé par le siège de Marseille, qui sur sa route lui avait fermé ses portes, et par une extrême pénurie de vivres, il lui fallut peu de temps pour tout soumettre.

 

. Bataille de Pharsale. Guerre d'Alexandrie. Défaite de Pharnace. Guerre d'Afrique

Il revint ensuite à Rome, passa en Macédoine, investit Pompée et le tint assiégé, pendant près de quatre mois, derrière de formidables retranchements. Enfin il le vainquit à Pharsale, et le poursuivit dans sa fuite jusqu'à Alexandrie, où, le trouvant assassiné, il fit lui-même au roi Ptolémée, qui lui tendit aussi des embûches, une guerre des plus difficiles et que rendaient pour lui bien périlleuse le désavantage du temps et du lieu, un rigoureux hiver, dans les murs d'un ennemi pourvu de tout et très rusé, alors que lui-même manquait de tout et n'avait rien préparé. Vainqueur, il donna le royaume d'Égypte à Cléopâtre et au plus jeune de ses frères. Il craignait, en faisant de ce pays une province romaine, qu'il ne devînt un jour, entre les mains d'un gouverneur turbulent, une cause d'entreprises séditieuses. D'Alexandrie, César passa en Syrie, et de là dans le Pont, où l'appelaient de pressants messages; car Pharnace, fils du grand Mithridate, profitait de ces troubles pour faire la guerre, et avait déjà remporté de nombreux avantages, qui l'avaient fort enorgueilli. Quatre heures de combat suffirent à César, le cinquième jour de son arrivée, pour détruire cet adversaire en une seule bataille. Aussi se récriait-il souvent sur le bonheur de Pompée, qui avait dû, en grande partie, sa gloire militaire à la faiblesse de pareils ennemis.  Il vainquit ensuite Scipion et Juba, qui avaient recueilli en Afrique les restes de leur parti, et il défit en Espagne les fils de Pompée.

 

 Revers de ses lieutenants. Ses dangers

Dans le cours de toutes les guerres civiles, César n'éprouva de revers que par le fait de ses lieutenants. C. Curion, l'un d'eux, périt en Afrique; un autre, C. Antoine, tomba au pouvoir de ses adversaires, en Illyrie. P. Dolabella y laissa aussi sa flotte, et Cn. Domitius Calvinus perdit son armée dans le Pont. Lui-même obtint toujours de brillants succès, et ne fut en danger que deux fois: l'une à Dyrrachium, où, repoussé par Pompée, qui ne songea pas à le poursuivre, il dit que cet adversaire ne savait pas vaincre; l'autre, au dernier combat livré en Espagne, et où ses affaires parurent si désespérées, qu'il songea même à se donner la mort.
 
Ses triomphes à Rome
 
Ses guerres terminées, il triompha cinq fois, dont quatre dans le même mois, après sa victoire sur Scipion, mais à quelques jours d'intervalle, et la cinquième après la défaite des fils de Pompée. Il triompha de la Gaule, et ce fut le premier et le plus beau de ses triomphes; ensuite d'Alexandrie, puis du Pont, puis de l'Afrique, et en dernier lieu de l'Espagne; toujours avec une pompe et un appareil différents. Le jour où il triompha de la Gaule, comme il traversait le Vélabre, il fut presque jeté hors de son char, dont l'essieu se rompit. Il monta au Capitole à la lueur des flambeaux, que portaient dans des candélabres quarante éléphants rangés à droite et à gauche. Dans son triomphe du Pont, on remarqua, entre autres ornements de la pompe triomphale, un tableau où étaient écrits ces seuls mots: "Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu," qui ne retraçaient pas, comme les autres inscriptions, tous les événements de la guerre, mais qui en marquaient la rapidité.
 
Ses largesses à ses soldats et au peuple
 
Outre les deux mille sesterces qu'il avait fait compter à chaque fantassin des légions de vétérans, à titre de butin, au commencement de la guerre civile, César leur en donna vingt-quatre mille. Il leur assigna aussi des terres, mais non contiguës, afin de ne point dépouiller les possesseurs. Il distribua au peuple dix boisseaux de blé par tête et autant de livres d'huile, avec trois cents sesterces qu'il avait promis autrefois, et auxquels il en ajouta cent autres, pour compenser le retard. Il remit même, pour un an, les loyers dans Rome jusque concurrence de deux mille sesterces, et dans le reste de l'Italie, jusqu'à concurrence de cinq cents. À tous ces dons, il ajouta un festin public et une distribution de viandes. Après sa victoire en Espagne, il fit servir deux repas; car le premier lui avait paru peu digne de sa magnificence: le second, donné cinq jours après, fut des plus somptueux.
 
Magnificence de ses spectacles
 
 Il donna des spectacles de divers genres: des combats de gladiateurs, des pièces de théâtre jouées dans tous les quartiers de la ville, et même par des acteurs parlant toutes les langues, des jeux dans le cirque, des combats d'athlètes, une naumachie. On vit combattre dans le forum, parmi les gladiateurs, Furius Leptinus, d'une famille prétorienne, et Q. Calpenus, qui avait été sénateur et avocat. Les enfants de plusieurs princes d'Asie et de Bithynie dansèrent la pyrrhique. Aux jeux scéniques, Decimus Laberius, chevalier romain, joua un mime de sa composition. Il reçut de César cinq cents sesterces et un anneau d'or; et, de la scène, il alla, en traversant l'orchestre, s'asseoir sur l'un des quatorze gradins (réservés aux chevaliers). Au cirque, l'arène fut agrandie des deux côtés; on creusa tout autour un fossé qui fut rempli d'eau, et l'on vit des jeunes gens des plus nobles familles faire courir dans cette enceinte des chars à deux et à quatre chevaux, ou sauter alternativement sur des coursiers dressés à cette manœuvre. Des enfants, partagés en deux troupes, suivant la différence de leur âge, célébraient les jeux appelés Troyens. Cinq jours furent consacrés à des chasses. Le dernier spectacle fut celui d'une bataille rangée entre deux armées, et où combattirent, de part et d'autre, cinq cents fantassins, trente cavaliers et vingt éléphants. Afin d'ouvrir à ces troupes un plus vaste champ de bataille, on avait enlevé les bornes et dressé à leur place deux camps opposés l'un à l'autre.  Des athlètes luttèrent, pendant trois jours, dans un stade construit exprès dans le quartier du champ de Mars. Pour la naumachie, un lac fut creusé dans la petite Codète, où s'affrontèrent des vaisseaux à deux, trois et quatre rangs de rames, chargés de soldats figurant une flotte tyrienne et une égyptienne.  L'annonce de tous ces spectacles avait attiré à Rome une si prodigieuse affluence d'étrangers, que la plupart d'entre eux couchèrent sous des tentes, dans les rues et dans les carrefours, et que beaucoup de personnes, entre autres deux sénateurs, furent écrasées ou étouffées dans la foule.
 

Il réforme le calendrier

Tournant ensuite ses vues vers la réorganisation de l'État, César corrigea le calendrier, tellement dérangé par la faute des pontifes et par l'abus, déjà ancien, des intercalations, que les fêtes de la moisson ne tombaient plus en été, ni celles des vendanges en automne. Il régla l'année sur le cours du soleil, et la composa de trois cent soixante-cinq jours, en supprimant le mois intercalaire, et en augmentant d'un jour chaque quatrième année. Pour que ce nouvel ordre de choses pût commencer avec les calendes de janvier de l'année suivante, il ajouta deux autres mois supplémentaires, entre novembre et décembre, à celle où se fit cette réforme; et elle fut ainsi de quinze mois, avec l'ancien mois intercalaire, qui, selon l'usage, s'était présenté cette année-là.
 

. Ses règlements politiques

Il compléta le sénat; il créa de nouveaux patriciens; il augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats inférieurs. Il réhabilita des citoyens que les censeurs avaient dépouillés de leurs dignités, ou que les tribunaux avaient condamnés pour brigue. Il partagea avec le peuple le droit d'élection dans les comices; de sorte qu'à l'exception de ceux qui se présentaient au consulat, les candidats étaient élus, moitié par la volonté du peuple, moitié sur la désignation de César. Or, il désignait les siens au moyen de circulaires qu'il envoyait à toutes les tribus, et qui contenaient ce peu de mots: "César dictateur, à telle tribu. Je vous recommande tels et tels, afin qu'ils tiennent leur dignité de vos suffrages".
 Il admit aux honneurs également les enfants des proscrits. Il restreignit le pouvoir judiciaire à deux sortes de juges, ceux de l'ordre équestre et ceux de l'ordre sénatorial; et il supprima les tribuns du trésor, qui formaient la troisième. Il fit le recensement du peuple, non de la manière accoutumée, ni dans le lieu ordinaire, mais par quartiers, en passant par les propriétaires d'îlots. Le nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit, de trois cent vingt mille à cent cinquante mille; et pour que la formation de ces listes ne pût être à l'avenir l'occasion de nouveaux troubles, il établit qu'avec ceux qui n'y seraient pas encore inscrits, le préteur pourvoirait chaque année, par la voie du sort, au remplacement de ceux qui seraient morts dans l'intervalle.
 

 Ses mesures pour augmenter la population de Rome et éteindre les dettes

Quatre-vingt mille citoyens furent répartis dans les colonies d'outre-mer. Pour que la population de Rome n'en fût point épuisée, César défendit par une loi qu'aucun citoyen au-dessus de vingt ans et au-dessous de soixante, à moins qu'il ne fût sous les drapeaux, restât plus de trois ans de suite absent de l'Italie; qu'aucun fils de sénateur entreprît des voyages à l'étranger, si ce n'est dans l'état-major d'un général ou pour accompagner un magistrat; et enfin que ceux qui élevaient des bestiaux eussent, parmi leurs bergers, au moins un tiers d'hommes libres en âge de puberté. Il conféra le droit de cité à tous ceux qui pratiquaient la médecine à Rome et qui y professaient les arts libéraux, une telle faveur devant leur faire aimer davantage le séjour de cette ville, et en attirer d'autres encore. Quant aux dettes, au lieu d'en ordonner l'abolition, qui était vivement attendue et réclamée sans cesse, il finit par décréter que les débiteurs satisferaient leurs créanciers suivant l'estimation de leurs propriétés, et conformément au prix de ces biens avant la guerre civile, et que l'on déduirait du principal tout ce qui aurait été payé en argent ou en valeurs écrites, à titre d'intérêts. Ce règlement anéantissait environ le quart des dettes.César fit dissoudre toutes les associations, hormis celles dont l'institution remontait aux premiers âges de Rome.  Il augmenta les peines établies contre les crimes; et comme les riches en commettaient d'autant plus facilement qu'ils en étaient quittes pour s'exiler, sans rien perdre de leur fortune, il ordonna contre les parricides, ainsi que le rapporte Cicéron, la confiscation entière, et contre les autres criminels, celle de la moitié des biens.
 
. Sa sévérité dans la distribution de la justice. Ses lois somptuaires
 
 Il rendit la justice avec beaucoup de zèle et de sévérité. Il alla jusqu'à retrancher de l'ordre sénatorial ceux qui étaient convaincus de concussion. Il déclara nul le mariage d'un ancien préteur qui avait épousé une femme séparée depuis deux jours seulement d'avec son mari, et cela sans qu'il y eût soupçon d'adultère. Il mit des impôts sur les marchandises étrangères. Il défendit l'usage des litières, des vêtements de pourpre et des perles, excepté à certaines personnes, à certain âge et pour certains jours. Il veilla surtout à l'observation des lois somptuaires, et il envoyait dans les marchés des gardes qui saisissaient les denrées défendues et les portaient chez lui. Quelquefois, même des licteurs et des soldats allaient, par son ordre, enlever jusque sur les tables des dîneurs ce qui avait pu échapper à la surveillance de ces gardes.
 

Ses projets. Il médite la guerre contre les Parthes

Il avait conçu pour l'embellissement et l'équipement de Rome, pour la sûreté et l'agrandissement de l'empire, des projets de jour en jour plus vastes et plus nombreux.  Il voulait, avant tout, construire un temple de Mars plus grand qu'aucun temple du monde, en comblant jusqu'au niveau du sol le lac où il avait donné le spectacle d'un combat naval. Il voulait aussi bâtir un immense théâtre au pied de la roche Tarpéienne. Il voulait condenser le droit civil, et renfermer en un très petit nombre de livres ce qu'il y avait de meilleur et d'indispensable dans l'immense et diffuse quantité des lois existantes. Il voulait ouvrir au public des bibliothèques grecques et latines aussi riches que possible, et confier à Marcus Varron le soin d'acquérir et de classer les livres. Il voulait dessécher les marais Pontins, ouvrir une issue aux eaux du lac Fucin, construire une route allant de la mer Supérieure au Tibre, en franchissant la crête des Apennins. Il voulait percer l'Isthme de Corinthe. Il voulait contenir les Daces, qui s'étaient répandus dans la Thrace et dans le Pont; porter ensuite la guerre chez les Parthes, en passant par l'Arménie mineure, et ne les attaquer en bataille rangée qu'après avoir éprouvé leurs forces. C'est au milieu de ces travaux et de ces projets que la mort le surprit. Mais, avant de parler de sa mort, il ne sera pas inutile de donner une idée succincte de sa figure, de son extérieur, de son habillement et de ses moeurs, ainsi que de ses travaux civils et militaires.
 

Son portrait. Son tempérament, ses habitudes

Il avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une santé robuste, si ce n'est que, dans les derniers temps de sa vie, il était sujet à des syncopes subites, et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil.  Deux fois aussi, il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics. Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser de près, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il supportait très péniblement le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s'adressant aux grands: "Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture."
 

 Son faste

 Il habita d'abord une assez modeste maison dans Subure; mais quand il fut nommé grand pontife, il eut pour demeure un bâtiment de l'État, sur la Voie Sacrée.Il passe pour avoir aimé passionnément le luxe et la magnificence. Il avait fait bâtir près du bois de Némi une maison de campagne, dont la construction et les ornements lui avaient coûté des sommes énormes; il la fit, dit-on, jeter à bas, parce qu'elle ne répondait pas entièrement à son attente, alors qu'il n'avait encore à ette époque qu'une fortune médiocre et des dettes. Dans ses expéditions, il portait avec lui, pour en paver son logement, des carrelages et des pièces de mosaïque.
 

. Son goût pour les choses rares

On dit qu'il n'alla en Bretagne que dans l'espoir d'y trouver des perles, et que, pour en comparer la grosseur, il les soupesait parfois dans sa main; qu'il recherchait toujours avec une incroyable avidité les pierres précieuses, les vases ciselés, les statues et les tableaux antiques; qu'il payait un prix exorbitant les esclaves bien faits et bien élevés, et qu'il défendait de porter cette dépense sur ses livres de compte, tant il en avait honte lui-même.
 
Sa sévérité envers ses esclaves et ses affranchis
 
Dans les provinces, pour les festins qu'il donnait continuellement, il avait toujours deux tables: l'une pour ses officiers et pour les Grecs; l'autre, pour les Romains et les plus illustres habitants du pays. La discipline domestique était chez lui exacte et sévère, dans les petites choses comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers un esclave boulanger, pour avoir servi à ses convives un autre pain qu'à lui-même. Un de ses affranchis avait commis un adultère avec la femme d'un chevalier romain: César, quoiqu'il l'aimât beaucoup et que personne n'eût porté plainte, le punit du dernier supplice.
 

. La corruption de ses moeurs

Sa réputation de sodomite lui vint uniquement de son séjour chez Nicomède; mais il en rejaillit sur lui un opprobre ineffaçable, éternel et qui l'exposa à une foule de railleries. Je ne rappellerai pas ces vers, si connus, de Licinius Calvus:
Tout ce que posséda jamais la Bithynie,
Et l'amant de César..........

Je ne citerai pas les discours de Dolabella et de Curion le père, où César est appelé par le premier "la rivale de la reine, la planche intérieure de la litière royale;" et par le second, "l'étable de Nicomède," et "le mauvais lieu de Bithynie."Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits de Bibulus contre son collègue; édits où il le traite de "reine de Bithynie," et lui reproche à la fois son ancien goût pour un roi et son nouveau penchant pour la royauté. Marcus Brutus raconte qu'à cette même époque un certain Octavius, espèce de fou qui avait le droit de tout dire, donna à Pompée, devant une assemblée nombreuse, le titre de roi, et salua César du nom de reine.  Memmius lui reproche aussi d'avoir servi Nicomède à table, avec d'autres débauchés, et de lui avoir présenté la coupe et le vin devant un grand nombre de convives, parmi lesquels étaient plusieurs négociants romains, dont il cite les noms. Cicéron, non content d'avoir écrit, dans ses lettres, que César fut conduit par des gardes dans la chambre du roi, qu'il s'y coucha, couvert de pourpre, sur un lit d'or, et que ce descendant de Vénus prostitua en Bithynie la fleur de son âge, lui dit un jour en face, au milieu du sénat, où César défendait la cause de Nysa, fille de Nicomède, et rappelait les obligations qu'il avait à ce roi: "Passons, je vous prie, sur tout cela; on sait trop ce que vous en avez reçu et ce que vous lui avez donné.Enfin, le jour où il célébra son triomphe sur les Gaules, les soldats, parmi les chansons satiriques dont ils ont coutume d'égayer la marche du triomphateur, chantèrent aussi ce couplet fort connu:

César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César:
Vous voyez aujourd'hui triompher César qui a soumis les Gaules,
Mais non point Nicomède qui a soumis César.

 

. Ses adultères à Rome

Une opinion bien établie, c'est qu'il était très porté aux plaisirs de l'amour, et n'y épargnait pas la dépense. Il séduisit un très grand nombre de femmes du premier rang, telles que Postumia, femme de Servius Sulpicius; Lollia, femme d'Aulus Gabinius; et Tertulla, femme de Marcus Crassus. On cite aussi Mucia, femme de Cn. Pompée. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Curions père et fils, et beaucoup d'autres, reprochèrent à Pompée "d'avoir, dans l'intérêt de son ambition, épousé la fille de celui pour qui il avait répudié une femme qui lui avait donné trois enfants; de celui que, dans l'amertume de ses regrets, il avait coutume d'appeler un autre Égisthe." Mais il n'aima aucune femme autant que Servilia, mère de Marcus Brutus. Il lui donna, pendant son premier consulat, une perle qui lui avait coûté six millions de sesterces; et, à l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la combla, il lui fit adjuger à vil prix d'immenses domaines, vendus alors aux enchères. Or, comme on s'étonnait de ce bon marché, Cicéron répondit fort plaisamment: "Il est d'autant meilleur qu'on a fait déduction du tiers." On soupçonnait en effet Servilia de favoriser elle-même un commerce d'amour entre sa fille Tertia et César.
 

. Ses adultères dans ses gouvernements

Dans les provinces de son gouvernement, il ne respectait pas davantage le lit conjugal, témoin ces vers chantés en choeur par ses soldats, le jour où il triompha des Gaules:
Citoyens, surveillez vos femmes: nous amenons un adultère chauve
Tu as forniqué en Gaule avec l'or emprunté à Rome.

 

 Les reines qu'il aima. Loi qui lui donnait toutes les femmes

Il aima aussi des reines, entre autres, Eunoé, femme de Bogud, roi de Mauritanie; et, au rapport de Nason, il lui fit, ainsi qu'à son mari, de nombreux et d'immenses présents.Mais il affectionna surtout Cléopâtre; et il leur arriva souvent de prolonger leurs repas jusqu'au jour. Il remonta le Nil avec elle sur un vaisseau pourvu de cabines; et il aurait traversé ainsi toute l'Égypte et pénétré jusqu'en Éthiopie, si l'armée n'eût refusé de les suivre. Enfin il la fit venir à Rome, et ne la renvoya que comblée d'honneurs et de récompenses magnifiques; il souffrit même que le fils qu'il eut d'elle fût appelé de son nom.Quelques auteurs grecs ont écrit que ce fils lui ressemblait pour la figure et la démarche; M. Antoine affirma, en plein sénat, que César l'avait reconnu; et il invoqua le témoignage de C. Matius, de C. Oppius, et des autres amis du dictateur. Mais Gaius Oppius crut nécessaire de le défendre et de le justifier sur ce point, et publia un livre pour démontrer que le fils de Cléopâtre n'était pas, comme elle le disait, fils de César. Helvius Cinna, tribun du peuple, a avoué à beaucoup de personnes qu'il avait rédigé et tenu prête une loi dont César lui avait ordonné de faire la proposition en son absence, et qui permettait à celui-ci d'épouser, à son choix, autant de femmes qu'il voudrait, pour en avoir des enfants. D'ailleurs, pour que personne ne puisse douter le moins du monde que César eut la plus triste réputation de sodomite et d'adultère, Curion le père, dans un de ses discours, l'appelle "le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris".
 

 Sa sobriété

Ses ennemis mêmes conviennent qu'il faisait un usage très modéré du vin; et l'on connaît ce mot de Marcus Caton, "que, de tous ceux qui avaient entrepris de renverser la république, César seul était sobre."Gaius Oppius nous apprend qu'il était si indifférent à la qualité des mets, qu'un jour qu'on lui avait servi, chez un de ses hôtes, de l'huile rance au lieu d'huile fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa point, et que même il affecta d'en redemander, pour épargner à son hôte le reproche, même indirect, de négligence ou de rusticité.Il ne montra aucun désintéressement ni dans ses commandements ni dans ses magistratures.
 

 Ses concussions

Il est prouvé, par des mémoires contemporains, qu'étant proconsul en Espagne, il reçut des alliés de fortes sommes, mendiées par lui comme un secours pour acquitter ses dettes; et qu'il livra au pillage plusieurs villes de la Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune résistance, et qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée.  Dans la Gaule, il pilla les chapelles particulières et les temples des dieux, remplis d'offrandes; et il détruisit certaines villes plutôt pour y faire du butin qu'en punition de quelque faute. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en Italie et dans les provinces, à raison de trois mille sesterces la livre. Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres d'or, et il y substitua une pareille quantité de bronze doré.  Il vendit à prix d'argent les alliances et les royaumes: il tira ainsi du seul Ptolémée, en son nom et en celui de Pompée, près de six mille talents.  Plus tard encore, ce ne fut qu'à force de sacrilèges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux frais de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles.
 

 Son mérite comme orateur et comme écrivain

 Pour l'éloquence et les talents militaires, il égala, il surpassa même la gloire des plus grands maîtres. Son accusation contre Dolabella le fit ranger, sans contestation, parmi les premiers talents du barreau. En tout cas, Cicéron, dans son traité à Brutus, où il énumère les orateurs, dit "qu'il n'en voit point à qui César doive le céder," et il ajoute "qu'il y a dans sa manière de l'élégance et de l'éclat, de la magnificence et de la grandeur." Cicéron écrivait aussi à Cornélius Nepos: "Quel orateur oseriez-vous lui préférer parmi ceux qui n'ont jamais cultivé que cet art? qui pourrait l'emporter sur lui pour l'abondance ou la vigueur des pensées? qui, pour l'élégance ou la beauté des expressions?"  Fort jeune encore, il avait, à ce qu'il semble, adopté le genre d'éloquence de César Strabon, et il inséra même textuellement dans sa Divination plusieurs passages du discours de cet orateur Pour les Sardes.  Il avait, dit-on, la voix pénétrante, et il savait unir, dans ses mouvements et ses gestes, la grâce et la chaleur.  Il a laissé plusieurs discours, mais il en est qu'on lui a faussement attribués;et Auguste regardait avec raison le plaidoyer Pour Q. Metellus plutôt comme la copie infidèle de sténographes qui n'avaient pu suivre la rapidité de son débit, que comme un ouvrage publié par lui-même. De fait, je trouve que plusieurs exemplaires ne sont pas intitulésDiscours pour Metellus, mais Discours écrit pour le compte de Metellus. Toutefois, c'est César qui y parle, pour se justifier, en même temps que Métellus, des accusations de leurs détracteurs communs.  Auguste hésite même à lui attribuer les harangues Aux soldats en Espagne;on en possède néanmoins deux sous ce même titre: l'une, qu'il aurait prononcée avant le premier combat, et l'autre avant le second; mais Asinius Pollion dit qu'à la dernière bataille, la brusque attaque des ennemis ne lui laissa pas le temps de haranguer ses troupes.
 
Jugements sur ses Commentaires. Ses autres ouvrages
 
César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier livre de la guerre des Gaules, laissé inachevé par César. Voici le jugement que Cicéron a porté des Commentaires de César, dans le traité à Brutus: "Ses commentaires sont un livre excellent; le style en est simple, sans détours et plein de grâce, dépouillé de toute pompe de langage: c'est une beauté sans parure. En voulant fournir aux futurs historiens des matériaux tout prêts, il a peut-être fait plaisir à des sots, qui ne manqueront pas de charger d'ornements frivoles ces grâces naturelles; mais il a ôté aux gens de goût jusqu'à l'envie de traiter le même sujet."  Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage: "La supériorité en est si généralement reconnue, que l'auteur semble plutôt avoir ravi que donné aux historiens la faculté d'écrire après lui. Mais nous avons plus de motifs que personne d'admirer ce livre: les autres savent avec quel talent et quelle pureté il est écrit; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et quelle facilité il le fut."  Asinius Pollion prétend que ces commentaires ne sont pas toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour les actions des autres, ajouté une foi trop entière à leurs récits, et, pour les siennes mêmes, ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les récrire et les corriger. César a laissé encore un traité en deux livres Sur l'Analogie, un autre, en autant de livres, appelé Anti-Catons, et un poème intitulé le Voyage.  Il composa le premier de ces écrits en passant les Alpes, pour aller rejoindre son armée, après avoir présidé les assemblées de la Gaule Citérieure; le second, vers le temps de la bataille de Munda; le dernier, dans les vingt-quatre jours qu'il mit à se rendre de Rome dans l'Espagne Ultérieure. On a aussi ses lettres au sénat; et il paraît être le premier qui ait écrit ses rapports en divisant les pages à la façon d'un mémoire, tandis qu'auparavant les consuls et les généraux écrivaient les leurs dans toute l'étendue des feuilles.On possède enfin de César des lettres à Cicéron, et sa correspondance avec ses amis sur ses affaires domestiques. Il y employait, pour les choses tout à fait secrètes, une espèce de chiffre qui en rendait le sens inintelligible (les lettres étant disposées de manière à ne pouvoir jamais former un mot), et qui consistait, je le dis pour ceux qui voudront les déchiffrer, à changer le rang des lettres dans l'alphabet, en écrivant la quatrième pour la première, c'est-à-dire le d pour l'a, et ainsi de suite. On cite même quelques essais de sa prime jeunesse, par exemple un Éloge d'Hercule, une tragédie d'Oedipe, un Recueil de bons mots. Mais Auguste défendit de publier aucun de ces écrits, par une lettre, aussi courte que simple, adressée à Pompeius Macer, à qui il avait confié le soin de ses bibliothèques.
 
Sa célérité
 
 Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue au-delà de ce qu'on peut croire. Dans les marches il précédait son armée, quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, et la tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie. Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de devancer ses courriers.
 
Sa prudence et sa témérité
 
 On ne saurait dire s'il montrait, dans ses expéditions, plus de prudence que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée dans un pays propre à cacher des embuscades, sans avoir fait explorer les routes; et il ne la fit passer en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports, du mode de navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès dans l'île. Ce même homme, si précautionné, apprenant un jour que son camp est assiégé en Germanie, revêt un costume gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à travers celle des assiégeants. Il passa de même, pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium, au milieu des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de le suivre n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il ne cessait d'envoyer, il finit par monter seul, en secret, la nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un voile; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui permit de céder à la tempête, que quand les flots allaient l'engloutir.
 

 Il est inaccessible à la superstition

 Jamais un scrupule ne lui fit abandonner ou différer une seule de ses entreprises. Quoique la victime du sacrifice eût échappé au couteau, il ne remit pas son expédition contre Scipion et Juba. Bien plus, étant tombé en sortant de son vaisseau, il tourna dans un sens favorable ce présage et s'écria: "Afrique, je te tiens !"  Pour éluder les prédictions d'après lesquelles le succès et la victoire dans cette province étaient attachés par les destins au nom des Scipions, il eut sans cesse avec lui dans son camp un obscur descendant de la famille Cornélia, homme des plus abjects, et à qui l'infamie de ses moeurs avait fait donner le surnom de Salviton.
 

Ses batailles

 Pour les batailles, ce n'était pas seulement un plan bien arrêté, mais aussi l'occasion qui le déterminait. Il lui arrivait souvent d'attaquer aussitôt après une marche, et quelquefois par un temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les dernières années de sa vie qu'il hésita davantage à livrer bataille, persuadé que plus il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune, et qu'il gagnerait toujours moins à une victoire qu'il ne perdrait à une défaite.  Jamais il ne mit un ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de son camp, et il ne laissait aucun répit à la terreur des vaincus.  Quand le sort des armes était douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer par le sien, afin d'imposer à ses soldats l'obligation de vaincre, en leur ôtant les moyens de fuir.

 

Son cheval

Il montait un cheval remarquable, dont les pieds rappelaient la forme humaine, et dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce cheval était né dans sa maison, et les haruspices avaient annoncé qu'il présageait l'empire du monde à son maître: aussi l'éleva-t-il avec grand soin. César fut le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de ce coursier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Genetrix.
 

Son énergie dans les moments critiques

On le vit souvent rétablir seul sa ligne de bataille qui pliait, se jeter au-devant des fuyards, les arrêter un à un, et les prendre à la gorge, pour les tourner vers l'ennemi. Et cependant ils étaient quelquefois si effrayés, qu'un porte aigle, qu'il arrêta ainsi, le menaça de son enseigne et qu'un autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa dans les mains.
 

 Son intrépidité

Voilà jusqu'où allait son intrépidité, et l'on pourrait en trouver des traits plus grands encore. Après la bataille de Pharsale, il avait d'avance envoyé ses troupes en Asie, et lui-même passait le détroit de l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport: il rencontre Lucius Cassius, qui était du parti adverse, à la tête de dix vaisseaux de guerre; loin de fuir, il s'avance, l'exhorte aussitôt à se rendre, et le reçoit suppliant à son bord.
 

Sa présence d'esprit dans le danger

Il attaquait un pont dans Alexandrie; mais une brusque sortie de l'ennemi le força de sauter dans une barque. Comme de nombreux soldats s'y précipitaient aussi, il se jeta à la mer, et nagea l'espace de deux cents pas, jusqu'au vaisseau le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des flots, pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait, traînant son manteau de général avec ses dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux ennemis.
 

. Sa conduite envers ses soldats

 Il ne jugeait point le soldat sur ses moeurs ou d'après les hasards de la fortune, mais seulement sur sa valeur; et il le traitait avec autant de sévérité que d'indulgence.  Sévère, il ne l'était pas partout ni toujours; mais il le devenait quand il était près de l'ennemi. C'est alors surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline; il n'annonçait à son armée ni l'heure de la marche ni celle du combat; il voulait que, dans l'attente continuelle de ses ordres, elle fût toujours prête, au premier signal, à marcher où il la conduirait.  Le plus souvent, il la mettait en mouvement sans motif, surtout les jours de fêtes et de pluie. Parfois même il avertissait qu'on ne le perdît pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de jour, soir de nuit, il forçait sa marche, de manière à lasser ceux qui le suivaient sans l'atteindre.
 

. Comment il les rassurait

 Voyait-il ses soldats effrayés par ce qu'on racontait sur la puissance des ennemis, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les dépréciant qu'il rassurait son armée, mais, au contraire, en les grossissant jusqu'au mensonge. Ainsi l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les esprits, il assembla ses soldats et leur dit: "Sachez que, dans très peu de jours le roi sera devant vous, avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de troupes légères, et trois cents éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte à moi, qui suis bien informé. Sinon, je ferai jeter les alarmistes sur un vieux navire, et ils iront aborder où les poussera le vent.
 

Son affection pour eux

 Il ne faisait pas attention à toutes les fautes, et ne leur proportionnait pas toujours les peines; mais il poursuivait avec une rigueur impitoyable le châtiment des déserteurs et des séditieux; il fermait les yeux sur le reste.  Quelquefois, après une grande bataille et une victoire, il dispensait les soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se livrer à tous les excès de la licence. Il avait coutume de dire "que ses soldats, même parfumés, pouvaient se bien battre." Dans ses harangues, il ne les appelait point soldats, mais se servait du terme plus flatteur de compagnons d'armes. Il aimait à les voir bien vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et d'argent, autant pour la beauté du coup d'oeil que pour les y attacher davantage au jour du combat, par la crainte de les perdre. Il avait même pour eux une telle affection, que lorsqu'il apprit la défaite de Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et il ne les coupa qu'après l'avoir vengé.

 
Leur amour pour lui. Leur bravoure
 C'est ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à sa personne, et un courage invincible.  Quand il commença la guerre civile, les centurions de chaque légion s'engagèrent à lui fournir chacun un cavalier, sur leurs propres économies, et tous les soldats à le servir gratuitement, sans ration ni paie, les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres. Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna; il y en eut même un grand nombre qui, faits prisonniers par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur offrait sous la condition de porter les armes contre lui.Assiégés ou assiégeants, ils supportaient si patiemment la faim et les autres privations, que Pompée, ayant vu dans les retranchements de Dyrrachium l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient, dit "qu'il avait affaire à des bêtes sauvages;" et il le fit disparaître aussitôt, sans le montrer à personne, de peur que ce témoignage de la patience et de l'opiniâtreté de ses ennemis ne décourageât son armée. Une preuve de leur indomptable courage, c'est qu'après le seul revers éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être châtiés, et leur général dut plutôt les consoler que les punir. Dans les autres batailles, ils défirent aisément, malgré leur infériorité numérique, les innombrables troupes qui leur étaient opposées. Une seule cohorte de la sixième légion, chargée de la défense d'un petit fort, soutint pendant quelques heures le choc de quatre légions de Pompée, et périt presque tout entière sous une multitude de traits: on trouva dans l'enceinte du fort cent trente mille flèches. Tant de bravoure n'étonnera pas, si l'on considère les exploits individuels de quelques-uns d'entre eux: je ne citerai que le centurion Cassius Scaeva et le soldat Gaius Acilius. Scaeva, quoiqu'il eût l'oeil crevé, la cuisse et l'épaule traversées, son bouclier percé de cent vingt coups, n'en demeura pas moins ferme à la porte d'un fort dont on lui avait confié la garde.  Acilius, dans un combat naval près de Marseille, imita le mémorable exemple donné chez les Grecs par Cynégire: il avait saisi de la main droite un vaisseau ennemi; on la lui coupa; il n'en sauta pas moins dans le vaisseau, en repoussant à coups de bouclier tous ceux qui faisaient résistance.
 

. Sa fermeté devant ses troupes séditieuses

 Pendant les dix années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva aucune sédition dans l'armée de César. Il y en eut quelques-unes pendant la guerre civile; mais il les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus que par son indulgence;car il ne céda jamais aux mutins, et leur tint toujours tête. Près de Plaisance, il licencia ignominieusement toute la neuvième légion, quoique Pompée fût encore sous les armes, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, ce ne fut qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes supplications, qu'après le châtiment des coupables, qu'il consentit à la rétablir.
  Il apaise d'un seul mot une révolte
 À Rome, les soldats de la dixième légion réclamèrent un jour des récompenses et leur congé, en proférant d'effroyables menaces, qui exposaient la ville aux plus grand dangers. Quoique la guerre fût alors allumée en Afrique, César, que ses amis essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas à se présenter aux mutins et à les licencier.  Mais avec un seul mot, en les appelant citoyens au lieu de soldats, il changea entièrement leurs dispositions: "Nous sommes des soldats," s'écrièrent-ils aussitôt; et ils le suivirent en Afrique malgré son refus; ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers du butin et des terres qui leur étaient destinées.
 

. Son zèle pour ses clients

Son zèle et sa fidélité envers ses clients éclatèrent même dans sa jeunesse. Il défendit Masintha, jeune homme d'une naissance distinguée, contre le roi Hiempsal, et avec tant d'opiniâtreté, que, dans la chaleur de la discussion, il saisit par la barbe Juba, fils de ce roi. Après le jugement qui déclara son client tributaire d'Hiempsal, il l'arracha des mains de ceux qui l'entraînaient, et le cacha longtemps dans sa maison; enfin, lorsqu'il partit pour l'Espagne, à l'issue de sa préture, il l'emmena dans sa litière, sous la protection de ses licteurs et des nombreux amis qui lui faisaient cortège.
 

 Son dévouement à ses amis

Il traita toujours ses amis avec des égards et une bonté sans bornes. Gaius Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste et difficile, étant tombé subitement malade, César lui céda la seule cabane qu'ils trouvèrent, et coucha en plein air, sur la dure. Quand il fut parvenu au souverain pouvoir, il éleva aux premiers honneurs même des hommes de la plus basse naissance; et comme on le lui reprochait, il répondit publiquement: "Si des brigands et des assassins m'avaient aidé à défendre ma dignité, à eux aussi je témoignerais la même reconnaissance."
 

. Sa facilité à pardonner les outrages

 Jamais, d'un autre côté, il ne conçut d'inimités si fortes, qu'il ne les abjurât volontiers si l'occasion s'en présentait.  Gaius Memmius l'avait attaqué, dans ses discours, avec un extrême véhémence, et César lui avait répondu par écrit avec autant d'emportement; mais il l'aida plus tard de tout son crédit dans la poursuite du consulat.  Gaius Calvus, qui l'avait accablé d'épigrammes diffamatoires, cherchant à se réconcilier avec lui par l'entremise de ses amis, César, par un généreux mouvement lui écrivit le premier. Il avouait que Valerius Catullus, dans ses vers sur Mamurra, l'avait marqué d'une flétrissure ineffaçable; et pourtant quand le poète s'excusa, il l'admit le jour même à sa table. Il n'avait pas même interrompu les relations d'hospitalité qui l'unissaient au père du poète.
 

Sa douceur, même dans la vengeance

 Il était fort doux de nature, même dans ses vengeances. Quand il eut pris, à son tour, les pirates dont il avait été le prisonnier, et auxquels il avait alors juré de les mettre en croix, il ne les fit attacher à cet instrument de supplice qu'après les avoir fait étrangler.Il ne voulut jamais se venger de Cornelius Phagita, qui lui avait tendu toutes sortes d'embûches, à l'époque où, pour échapper à Sylla, il était obligé, quoique malade, de changer toutes les nuits de retraite, et qui n'avait cessé de l'inquiéter qu'au prix d'une forte récompense. Il pouvait livrer à d'affreux tourments Philémon, son esclave et son secrétaire, qui avait promis à ses ennemis de l'empoisonner; il se contenta de le faire mourir. (4) Appelé en témoignage contre Publius Clodius, qui était à la fois accusé de sacrilège et convaincu d'adultère avec Pompeia, sa femme, il affirma ne rien savoir, quoique sa mère Aurélia et sa soeur Julie eussent fidèlement déclaré aux mêmes juges toute la vérité; et comme on lui demandait pourquoi donc il avait répudié Pompeia: "C'est, dit-il, parce que je veux que les miens soient aussi exempts de soupçon que de crime."
 

. Sa clémence et sa modération

Mais c'est surtout pendant la guerre civile et après ses victoires qu'il fit admirer sa modération et sa clémence.  Pompée avait dit qu'il tiendrait pour ennemis ceux qui ne défendraient pas la république; César déclara qu'il regarderait comme amis les indifférents et les neutres. D'autre part il autorisa tous ceux à qui il avait donné des grades sur recommandation de Pompée, à passer dans l'armée de son rival.  Au siège d'Ilerda, il s'était établi entre les deux armées des relations amicales, à la faveur des négociations entamées par les chefs pour la reddition de cette place. Afranius et Petreius, abandonnant tout à coup ce projet, firent massacrer ceux des soldats de César qui se trouvèrent dans leur camp; mais cet acte de perfidie ne put le déterminer à user de représailles.  À la bataille de Pharsale, il cria "qu'on épargnât les citoyens," et il n'y eut pas un soldat à qui il ne permît de sauver, dans le parti contraire, celui qu'il voudrait.  On ne voit pas non plus qu'aucun de ses ennemis ait péri autrement que sur le champ de bataille, excepté Afranius, Faustus et le jeune Lucius César; encore ne croit-on pas qu'ils aient été tués par ses ordres. Et cependant les deux premiers s'étaient armés contre lui, après en avoir obtenu leur pardon; et le troisième avait fait cruellement périr, par le fer et par le feu, les esclaves et les affranchis de son bienfaiteur, et avait égorgé jusqu'aux bêtes achetées par César pour les spectacles de Rome.Enfin, dans les derniers temps, César permit à tous ceux à qui il n'avait pas encore pardonné, de revenir en Italie, et d'y exercer des magistratures et des commandements. Il releva même les statues de Lucius Sylla et de Pompée, que le peuple avait abattues. Apprenait-il qu'on méditait contre lui quelque projet sinistre ou qu'on en parlait mal, il aimait mieux contenir les coupables que de les punir. Ainsi, ayant découvert des conspirations et des assemblées nocturnes, il se borna, pour toute vengeance, à déclarer, par un édit, qu'il était au courant. À ceux qui le critiquaient avec aigreur, il se contentait de donner en pleine assemblée le conseil de ne pas continuer. Il souffrit même, sans se plaindre, qu'Aulus Caecina déchirât sa réputation dans un libelle des plus injurieux, et Pitholaüs dans un poème des plus diffamatoires.
 
Son orgueil. Son despotisme
 
 L'emportent néanmoins dans la balance des actions et des paroles qui prouvent chez lui l'abus de la toute-puissance et qui semblent justifier sa mort.  Non content d'accepter des honneurs excessifs, comme le consulat répété, la dictature et la censure des moeurs à perpétuité, sans compter le prénom d'imperator, le surnom de Père de la patrie, une statue parmi celles des rois, une estrade dans l'orchestre, il souffrit encore qu'on lui en décernât qui dépassent la mesure des grandeurs humaines. Il eut un siège d'or au sénat et dans son tribunal; il eut, dans la procession du cirque, un char et un brancard sacré; il eut des temples et des autels, et des statues auprès de celles des dieux; comme eux il eut un lit de parade; il eut un flamine; il eut des luperques, et enfin le privilège de donner son nom à un mois de l'année. Il n'est pas de distinction qu'il ne reçût selon son caprice, et qu'il ne donnât de même.  Consul pour la troisième fois et pour la quatrième, il n'en prit que le titre, se contenta d'exercer la dictature qu'on lui avait décernée avec ses consulats, et ces deux années-là, il désigna deux consuls suppléants pour les trois derniers mois. Dans l'intervalle il n'assembla les comices que pour l'élection des tribuns et des édiles du peuple; il établit des préfets propréteurs, pour administrer, en son absence, les affaires de la ville.  Un des consuls étant mort subitement la veille des calendes de janvier, il revêtit de cette magistrature vacante, pour le peu d'heures qui restaient, le premier qui la demanda.  C'est avec le même mépris des usages consacrés qu'il attribua des magistratures pour plusieurs années, qu'il accorda les insignes consulaires à dix anciens préteurs, qu'il fit entrer au sénat des gens qu'il avait gratifié du droit de cité et même quelques Gaulois à demi barbares;  qu'il donna l'intendance de la monnaie et des revenus publics à des esclaves de sa maison;  qu'il abandonna le soin et le commandement des trois légions laissées par lui dans Alexandrie, à Rufion, fils d'un de ses affranchis, et l'un de ses mignons.
 

 Orgueil de ses discours

 Il lui échappait publiquement, comme l'a écrit Titus Ampius, des paroles qui ne marquaient pas moins d'orgueil que ses actes. Il disait "que la république était un mot sans réalité, sans valeur; que Sylla s'était conduit comme un ignare en déposant la dictature; que les hommes devaient lui parler désormais avec plus de respect, et regarder comme loi ce qu'il dirait."  Il en vint même à ce point d'arrogance, de répondre à un haruspice qui lui annonçait des présages funestes et qu'on n'avait pas trouvé de coeur dans la victime, "que les présages seraient plus favorables quand il voudrait, et que ce n'était point un prodige si une bête n'avait pas de coeur."
 

Son mépris pour le sénat

 Mais voici ce qui attira sur lui la haine la plus violente et la plus implacable.  Les sénateurs étant venus en corps lui présenter une foule de décrets les plus flatteurs, il les reçut assis devant la temple de Vénus Genetrix. Quelques écrivains disent que Cornelius Balbus le retint quand il voulut se lever; d'autres, qu'il n'en fit même pas le mouvement, et que Gaius Trebatius l'ayant averti de se lever, il jeta sur lui un regard sévère.  Ce dédain parut d'autant plus intolérable, que lui-même, dans un de ses triomphes, avait manifesté une vive indignation de ce qu'au moment où son char passait devant les sièges des tribuns, seul dans tout le collège Pontius Aquila fût resté assis. Il s'était même écrié: "Tribun Aquila, redemande-moi donc la république;" et pendant plusieurs jours, il n'avait rien promis à personne qu'en y mettant cette condition: "Si toutefois Pontius Aquila le permet."
 
Tentatives qui sont faites pour le nommer roi
 
 À ce cruel outrage fait au sénat, il ajouta un trait d'orgueil encore plus odieux.  Il rentrait dans Rome, après le sacrifice des Féries latines, lorsque, au milieu des acclamations excessives et inouïes du peuple, un homme, se détachant de la foule, alla poser sur sa statue une couronne de laurier, nouée par devant d'une bandelette blanche. Les tribuns de la plèbe Epidius Marullus et Caesetius Flavus firent enlever la bandelette et conduire l'homme en prison. Mais César, voyant avec douleur que cette allusion à la royauté eût si peu de succès, ou, comme il le prétendait, qu'on lui eût ravi la gloire du refus, apostropha durement les tribuns, et les dépouilla de leur pouvoir.  Jamais il ne put se laver du reproche déshonorant d'avoir ambitionné le titre de roi, quoiqu'il eût répondu un jour au peuple, qui le saluait de ce nom: "Je suis César et non pas roi," et qu'aux Lupercales il eût repoussé et fait porter au Capitole, sur la statue de Jupiter Très Bon et Très Grand, le diadème que le consul Antoine essaya, à plusieurs reprises, de placer sur sa tête, dans la tribune aux harangues.  Bien plus, différents bruits coururent: il devait, disait-on, transporter à Alexandrie ou à Troie les richesses de l'empire, après avoir épuisé l'Italie par des levées extraordinaires, et laissé à ses amis le gouvernement de Rome. On ajoutait qu'à la première assemblée du sénat, le quindécemvir Lucius Cotta devait proposer de donner à César le nom de roi, puisqu'il était écrit dans les livres Sibyllins que les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi.
 

. Conjuration tramée contre lui. Dispositions du peuple

 Les conjurés, craignant d'être obligés de donner leur assentiment à cette proposition, y virent une raison de hâter l'exécution de leur entreprise. Ils se réunirent donc tous, et mirent en commun des résolutions jusqu'alors distinctes et qui n'avaient été conçues que dans des réunions de deux ou trois personnes. Le peuple même était alors mécontent de la situation de l'État; il laissait voir en toute occasion sa haine pour la tyrannie, et demandait des libérateurs.  Quand César admit des étrangers au sénat, on placarda l'affiche: "À tous, salut; que personne ne montre aux nouveaux sénateurs le chemin du sénat." On chanta aussi dans les rues de Rome
Après avoir triomphé des Gaulois, César les fait entrer à la curie,
Les Gaulois ont quitté leurs braies pour prendre le laticlave.

 Au théâtre, le licteur ayant annoncé, selon l'usage, l'entrée du consul Quintus Maximus, que César avait nommé suppléant pour trois mois, on lui cria de tous côtés "qu'il n'était pas consul."  Après la destitution des tribuns Caesetius et Marullus, on trouva, à la première assemblée des comices, beaucoup de bulletins qui les nommaient consuls.  On écrivit sous la statue de Lucius Brutus: "Plût aux dieux que tu vécusses!" et sous celle de César:

Brutus, pour avoir chassé les rois, a, le premier, été fait consul;
Cet homme, pour avoir chassé les consuls, a finalement été fait roi.

 Le nombre des conjurés s'élevait à plus de soixante; Gaius Cassius et les deux Brutus (Marcus et Decimus) étaient les chefs.  Ils délibérèrent d'abord si, divisant leurs forces, les uns le précipiteraient du pont, pendant les comices du champ de Mars et au moment où il appellerait les tribus aux suffrages, tandis que les autres l'attendraient en bas pour le massacrer, ou bien s'ils l'attaqueraient dans la voie Sacrée ou à l'entrée du théâtre. Mais une réunion du sénat ayant été annoncée pour les ides de mars dans la curie de Pompée, ils s'accordèrent tous à ne point chercher de moment ni de lieu plus favorables.

 

 Présages de sa mort

 Cependant des prodiges manifestes annoncèrent à César le meurtre qui allait avoir lieu. Quelques mois auparavant, les colons conduits à Capoue en vertu de la loi Julia, voulant bâtir des maisons de campagne, détruisirent des tombeaux très anciens, et avec d'autant plus d'empressement qu'ils découvraient, en les explorant, une quantité de vases d'un travail ancien. Ils trouvèrent, dans un tombeau où était, dit-on, enseveli Capys, fondateur de Capoue, une tablette de bronze qui portait, en caractères grecs et dans cette langue, une inscription ainsi conçue: "Quand on aura découvert les ossements de Capys, un descendant d'Iule périra de la main de ses proches, et sera bientôt vengé par les malheurs de l'Italie." Pour qu'on ne croie pas que c'est là une fable inventée à plaisir, je citerai mon autorité, Cornelius Balbus, un ami très intime de César. Quelques jours avant sa mort, ce dernier apprit que les troupes de chevaux qu'il avait consacrés aux dieux avant de passer le Rubicon, et qu'il avait laissés errer sans maître, refusaient toute espèce de nourriture et versaient d'abondantes larmes. De son côté, l'haruspice Spurinna l'avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger qui ne le menacerait pas au-delà des ides de mars. La veille de ces mêmes ides, un roitelet qui se dirigeait, portant une petite branche de laurier, vers la curie de Pompée, fut poursuivi et mis en pièces par des oiseaux de différentes espèces sortis d'un bois voisin. Enfin, la nuit qui précéda le jour du meurtre, il lui sembla, pendant son sommeil, qu'il volait au-dessus des nuages, et une autre fois qu'il mettait sa main dans celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le faîte de sa maison s'écroulait, et qu'on perçait de coups son époux dans ses bras; et les portes de la chambre s'ouvrirent brusquement d'elles-mêmes.  Tous ces présages, et le mauvais état de sa santé, le firent hésiter longtemps s'il ne resterait pas chez lui, et ne remettrait pas à un autre jour ce qu'il avait à proposer au sénat. Mais Decimus Brutus l'ayant exhorté à ne pas faire attendre en vain les sénateurs, qui étaient réunis en grand nombre et depuis longtemps, il sortit vers la cinquième heure. Sur son chemin, un inconnu lui présentait un mémoire où était dévoilée toute la conjuration; César le prit, et le mêla avec d'autres qu'il tenait dans sa main gauche, comme pour les lire bientôt. Plusieurs victimes, qu'on immola ensuite, ne donnèrent que des signes défavorables; mais, bravant ces scrupules religieux, il entra dans le sénat, et dit, en raillant, à Spurinna "qu'il s'inscrivait en faux contre ses prédictions, puisque les ides de mars étaient venues sans amener aucun malheur." - "Oui, répondit l'haruspice, elles sont venues, mais ne sont pas encore passées."
 

Il est tué dans le sénat

 Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup Tillius Cimber, qui s'était chargé du premier rôle, s'approcha davantage comme pour lui demander une faveur; et César se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. "C'est là de la violence," s'écrie César; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le dos, le blesse, un peu au-dessous de la gorge.César, saisissant le bras qui l'a frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer; mais une autre blessure l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie inférieure de son corps étant ainsi couverte.  Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" Quand il fut mort, tout le monde s'enfuit, et il resta quelque temps étendu par terre. Enfin trois esclaves le rapportèrent chez lui sur une litière, d'où pendait un de ses bras. De tant de blessures, il n'y avait de mortelle, au jugement du médecin Antistius, que la seconde, qui lui avait été faite à la poitrine. L'intention des conjurés était de traîner son cadavre dans le Tibre, de confisquer ses biens , et d'annuler ses actes: mais la crainte qu'ils eurent du consul Marc-Antoine et de Lépide, maître de la cavalerie, les fit renoncer à ce dessein.
 

Son testament.

 Son testament fut donc ouvert, sur la demande de Lucius Pison son beau-père, et on en fit la lecture dans la maison d'Antoine. César l'avait fait aux dernières ides de septembre, dans sa propriété de Lavicum; il l'avait ensuite confié à la grande Vestale.  Quintus Tubéron rapporte que, dans tous ceux qu'il écrivit depuis son premier consulat jusqu'au commencement de la guerre civile, il laissait à Cn. Pompée son héritage, et qu'il avait lu cette clause devant une assemblée de soldats. Mais dans le dernier il nommait trois héritiers; c'étaient les petits-fils de ses soeurs, savoir: Gaius Octavius pour les trois quarts, et Lucius Pinarius avec Quintus Pedius pour l'autre quart. Par une dernière clause, il adoptait Gaius Octavius et lui donnait son nom. Il désignait parmi les tuteurs de son fils, pour le cas où il lui en naîtrait un, plusieurs de ceux qui le frappèrent. Decimus Brutus était aussi inscrit dans la seconde classe de ses héritiers. Enfin, il léguait au peuple romain ses jardins près du Tibre, et trois cents sesterces par tête.
 

 Ses funérailles

 Le jour de ses funérailles étant fixé, on lui éleva un bûcher dans le champ de Mars, près du tombeau de Julie, et l'on construisit, devant la tribune aux harangues, une chapelle dorée, sur le modèle du temple de Vénus Genetrix. On y plaça un lit d'ivoire couvert de pourpre et d'or, et à la tête de ce lit un trophée, avec le vêtement qu'il portait quand il fut tué. La journée ne paraissant pas devoir suffire au défilé de tous ceux qui voulaient apporter des offrandes, on déclara que chacun irait, sans observer aucun ordre et par le chemin qui lui plairait, déposer ses dons au champ de Mars.  Dans les jeux funèbres, on chanta des vers propres à exciter la piété pour le mort et la haine contre les meurtriers; vers qui étaient tirés du Jugement des armes, de Pacuvius, par exemple:
Les avais-je épargnés, pour tomber sous leurs coups?

et des passages de l'Électre d'Atilius, qui pouvaient offrir les mêmes allusions. En guise d'éloge funèbre, le consul Antoine fit lire par un héraut le sénatus-consulte qui décernait à César tous les honneurs divins et humains, puis le serment par lequel tous les sénateurs s'étaient engagés à défendre la vie du seul César. Il ajouta fort peu de mots à cette lecture. Des magistrats en fonction ou sortis de charge portèrent le lit au forum, devant la tribune aux harangues. Les uns voulaient qu'on brûlât le corps dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin; les autres dans la curie de Pompée. Tout à coup, deux hommes, portant un glaive à la ceinture, et à la main deux javelots, y mirent le feu avec des torches ardentes; et aussitôt chacun d'y jeter du bois sec, les sièges et les tribunaux des magistrats, enfin tout ce qui se trouvait à sa portée.  Bientôt après, des joueurs de flûte et des acteurs, qui avaient revêtu, pour cette cérémonie, les ornements consacrés aux pompes triomphales, s'en dépouillèrent, les mirent en pièces, et les jetèrent dans les flammes; les vétérans légionnaires y jetèrent en même temps les armes dont ils s'étaient parés pour les funérailles; et même un grand nombre de matrones, les bijoux qu'elles portaient, avec les bulles et les prétextes de leurs enfants. Une foule d'étrangers prirent part à ce grand deuil public, manifestèrent à qui mieux mieux leur douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les Juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son tombeau.

 

Fureur du peuple contre ses meurtriers

 Le peuple, aussitôt après les funérailles, courut avec des torches aux maisons de Brutus et de Cassius, et n'en fut repoussé qu'avec peine. Sur sa route, cette foule tumultueuse rencontra Helvius Cinna, et, par suite d'une erreur de nom, le prenant pour Cornelius, à qui elle en voulait pour avoir prononcé, la veille, un discours véhément contre César, elle le tua, et promena sa tête au bout d'une pique. Plus tard on éleva dans le forum une colonne de marbre de Numidie, d'un seul bloc et de près de vingt pieds, avec cette inscription: "Au père de la patrie"; et ce fut pendant longtemps un usage d'y offrir des sacrifices, d'y former des voeux, et d'y régler certains différents, en jurant par le nom de César.
 

 Son mépris de la vie. Sa sécurité

 Certains de ses parents eurent l'impression que César ne voulait pas vivre davantage, ni se soucier d'une santé qui se détériorait; c'est pourquoi il aurait négligé les avertissements de la religion et les conseils de ses amis. Il en est aussi qui pensent que, rassuré par le dernier sénatus-consulte et par le serment prêté à sa personne, il avait renvoyé une garde espagnole qui le suivait partout, le glaive à la main.  D'autres, au contraire, lui prêtent cette pensée, qu'il aimait mieux succomber une fois aux complots de ses ennemis, que de les craindre toujours. Selon d'autres encore, il avait coutume de dire "que la république était plus intéressée que lui-même à son salut; qu'il avait acquis, depuis longtemps, assez de gloire et de puissance; mais que la république, s'il venait à périr, ne jouirait d'aucun repos, et irait s'abîmer dans les effroyables maux des guerres civiles."
 

 Ses souhaits pour une mort prompte.

 Mais ce dont on convient assez généralement, c'est que sa mort fut à peu près telle qu'il l'avait désirée.  Car lisant un jour, dans Xénophon, que Cyrus avait donné, pendant sa dernière maladie, quelques ordres pour ses funérailles, il témoigna son aversion pour une mort aussi lente, et souhaita que la sienne fût prompte et subite. La veille même du jour où il périt, à un souper chez Marcus Lepidus, un convive ayant soulevé cette question: Quelle est la fin la plus désirable? "Une mort brusque et inopinée," répondit César
 
Son apothéose
 Il périt dans la cinquante-sixième année de son âge, et fut mis au nombre des dieux, non seulement par le décret qui ordonna son apothéose, mais aussi par la foule, persuadée de sa divinité. Pendant les premiers jeux que donna pour lui, après son apothéose, son héritier Auguste, une comète, qui se levait vers la onzième heure, brilla durant sept jours de suite, et l'on crut que c'était l'âme de César reçue dans le ciel. C'est pour cette raison qu'il est représenté avec une étoile au-dessus de la tête.  On fit murer la curie [de Pompée] où il avait été tué; les ides de mars furent appelées jour parricide, et il fut défendu pour jamais d'assembler les sénateurs ce jour-là.
 

. Destinée commune à ses meurtriers

Presque aucun de ses meurtriers ne lui survécut plus de trois ans, et ne mourut de mort naturelle. Condamnés tous, ils périrent tous, chacun d'une manière différente; ceux-ci dans des naufrages, ceux-là dans les combats: il y en eut même qui se percèrent du même poignard dont ils avaient frappé César

 

Portrait physique (Suétone, "Vie de César", "XLV. Son portrait. Son tempérament, ses habitudes", tirée des Vies des douze Césars)



«Il avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les membres bien faits, le visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une santé robuste, si ce n'est que, dans les derniers temps de sa vie, il était sujet à des syncopes subites, et à des terreurs nocturnes qui troublaient son sommeil.

Deux fois aussi, il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses devoirs publics.

Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non content de se faire tondre et raser de près, il se faisait encore épiler, comme on le lui reprocha. Il supportait très péniblement le désagrément d'être chauve, qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis.

Aussi ramenait-il habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier.

On dit aussi que sa mise était recherchée, et son laticlave garni de franges qui lui descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent à Sylla, en s'adressant aux grands: "Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si mal sa ceinture."»

 

Portrait de Jules César (Theodor Mommsen, Histoire des Romains)

«Grand orateur et écrivain, grand général d'armée, il est devenu tout cela parce qu'il était homme d'État accompli. Le soldat, chez lui, ne joue qu'un rôle secondaire; et l'un des traits principaux par où il se sépare d'Alexandre, d'Annibal et de Napoléon, c'est qu'au début de sa carrière politique il est sorti de la démagogie, non de l'armée. Dans ses projets premiers, il avait espéré parvenir, comme Périclès, comme Gaius Gracchus, sans passer par la guerre: dix-huit ans durant, à la tête du parti populaire, il n'avait pas quitté les sentiers tortueux des cabales politiques: à l'âge de quarante ans, se convainquant, non sans peine, de la nécessité d'un point d'appui militaire, il prit enfin le commandement d'une armée. Aussi bien, même après, demeura-t-il homme d'État, plus encore que général: ainsi Cromwell, simple chef d'opposition d'abord, se fit successivement capitaine et roi des démocrates, Cromwell, de tous les grands hommes d'État, le plus voisin de César et par le mouvement de sa carrière et par le but atteint, si tant est que la comparaison soit permise entre le rude héros puritain et le Romain fait d'un métal moins compact.

Jusque dans sa manière de conduire la guerre, on reconnaît en César le général improvisé; Quand Napoléon prépare ses descentes en Égypte et en Angleterre, il manifeste le grand capitaine façonné à l'école du lieutenant d'artillerie; chez César, de même, perce le démagogue transformé en chef d'armée. Quel tacticien de profession, pour des raisons simplement politiques et non toujours absolument impérieuses, aurait pu jamais se résoudre à négliger, comme César l'a fait souvent, et surtout lors de son débarquement en Épire, les enseignements prudents de la science militaire?

A ce point de vue, il est plus d'une de ses opérations que l'on pourrait critiquer, mais ce que perd le chef d'armée, l'homme d'État aussitôt le regagne. La mission de celui-ci est universelle de sa nature, et tel était le génie de César: si multiples, si distantes l'une de l'autre que fussent ses entreprises, elles tendaient toutes vers un seul grand but, auquel il demeura inébranlablement fidèle, et qu'il poursuivit sans dévier dans l'immense mouvement d'une activité tournée vers toutes les directions, jamais il ne sacrifia un détail à un autre. Quoique passé maître dans la stratégie, il fit tout au monde, obéissant à des considérations purement politiques, pour détourner l'explosion de la guerre civile; et quand il la fallut commencer, il fit tout aussi pour que ses lauriers ne fussent point ensanglantés. Quoique fondateur d'une monarchie militaire, il ne laissa s'élever, s'y appliquant avec une énergie sans exemple dans l'histoire, ni une hiérarchie de maréchaux, ni un régime de prétoriens.

Enfin, dernier et principal service envers la société civile, il préféra toujours les sciences et les arts de la paix à la science militaire. Dans son rôle politique, le caractère qui domine, c'est une puissante et parfaite harmonie. L'harmonie, sans doute, est la plus difficile de toutes les manifestations humaines: en la personne de César, toutes les conditions se réunissaient pour la produire. Positif et ami du réel, il ne se laissa jamais prendre aux images du passé, à la superstition de la tradition: dans les choses de la politique, rien ne lui était que le présent vivant, que la loi motivée en raison: de même, dans ses études de grammairien, il repoussait bien loin l'érudition historique de l'antiquaire, et ne reconnaissait d'autre langue que la langue actuelle et usuelle, d'autre règle que l'uniformité. Il était né souverain, et commandait aux cœurs comme le vent commande aux nuages, gagnant à soi, bon gré mal gré, les plus dissemblables natures, le simple citoyen et le rude sous-officier, les nobles dames de Rome et les belles princesses de l'Égypte et de la Mauritanie, le brillant chef de cavalerie et le banquier calculateur.

Son talent d'organisateur était merveilleux. Jamais homme d'État pour l'arrangement de ses alliances, jamais capitaine; pour son armée, n'eut affaire à des éléments plus insociables et plus disparates: César les sut tous amalgamer quand il noua la coalition ou forma ses légions. Jamais souverain ne jugea ses instruments d'un coup d'œil plus pénétrant. Nul, mieux que lui, ne sut mettre chacun à sa place. Il était le vrai monarque: il n'a jamais joué au roi. Devenu le maître absolu dans Rome, il garde tous les dehors du chef de parti: parfaitement souple et facile, commode d'accès et affable, allant au-devant de tous, il sembla ne rien vouloir être que le premier entre ses égaux.» 

 

LETTRES

DE C . C . SALLUSTE A C. CÉSAR

PREMIÈRE LETTRE .

. Je sais combien il est difficile et délicat de donner des conseils à un roi, à un général, à tout mortel enfin qui se voit au faîte du pouvoir ; car, autour des hommes puissants, la foule des conseillers abonde, et personne ne possède assez de sagacité ni de prudence pour prononcer sur l'avenir . Souvent même les mauvais conseils plutôt que les bons tournent à bien, parce que la fortune fait mouvoir au gré de son caprice presque toutes les choses humaines.
Pour moi, dans ma première jeunesse, porte par goût à prendre part aux affaires publiques, j'en ai fait l'objet d'une étude longue et sérieuse, non dans la seule intention d'arriver à des dignités que plusieurs avaient obtenues par de coupables moyens, mais aussi pour connaître à fond l'état de la république sous le rapport civil et militaire, la force de ses armées, de sa population, et l'étendue de ses ressources .
Préoccupé donc de ces idées, j'ai cru devoir faire au dévouement que vous m'inspirez le sacrifice de ma réputation et de mon amour-propre, et tout risquer, si je puis ainsi contribuer en quelque chose à votre gloire. Et ce n'est point légèrement , ni séduit par l'éclat de votre fortune, que j'ai conçu ce dessein. c'est qu'entre toutes les qualités qui sont en vous, j'en ai reconnu une vraiment admirable cette grandeur d'âme qui, dans l'adversité, brille toujours chez vous avec plus d'éclat qu'au sein de la prospérité. Mais, au non des dieux, votre magnanimité est assez connue, et les hommes seront plutôt las de vous payer un tribut de louanges et d'admiration, que vous de faire des actions glorieuses.

 J'ai reconnu, en effet, qu'il n'est point de pensée si profonde, qui chez vous un instant de réflexion ne fasse aussitôt jaillir ; et, si je vous expose mes idées en politique, ce n'est pas avec une confiance présomptueuse dans ma sagesse ou dans mes lumières ; mais j'ai pense que, au milieu des travaux de la guerre, au milieu des combats, des victoires et des sons du commandement, il serait utile d'appeler votre attention sur l'administration intérieure de Rome . Car, si vos projets se bornaient à vous garantir des attaques de vos ennemis et à défendre contre un consul malveillant les bienfaits du peuple, ce serait une pensée trop au-dessous de votre grande âme . Mais, si l'on voit toujours en vous ce courage qui, dès votre début, abattit la faction de la noblesse ; qui, délivrant le peuple romain d'un dur esclavage, le rendit à la liberté ; qui, durant votre préture, a su, sans le secours des armes, disperser vos ennemis armés ; et qui, soit dans la paix, soit dans la guerre, accomplit tant de hauts fats, que vos ennemis n'osent se plaindre que de vous voir si grand, vous accueillerez les vues que je vais vous exposer sur la haute administration de l'Etat ; j’espère qu'elles vous sembleront vraies, ou du moins bien peu éloignées de la vérité .

 Or, lorsque Cn. Pompée, ou par ineptie ou par son aveugle penchant à vous nuire, a fait de si lourdes fautes, qu'on peut dire qu'il a mis les armes à la main de ses ennemis, il faut que ce qui par lui a porté la perturbation dans l'Etat devienne par vous l'instrument de son salut. Son premier tort est d'avoir livré à un petit nombre de sénateurs la haute direction des recettes, des dépenses, du pouvoir judiciaire, et laisse dans la servitude et soumis à des lois injustes le peuple romain, qui auparavant possédait la puissance souveraine .Quoique le droit, de rendre la justice ait été, comme antérieurement, dévolu aux trois ordres, cependant ce sont ces mêmes factieux qui administrent, donnent, ôtent ce qui leur plaît ; ils oppriment les gens de bien, ils élèvent aux emplois leurs créatures : point de crime, point d'action honteuse ou basse, qui leur coûte pour arriver au pouvoir ; tout ce qui leur convient, ils l'obtiennent ou le ravissent ; enfin, comme dans une ville prise d' assaut, ils n'ont de loi que leur caprice ou leur passion.
Ma douleur serait moins vive, je l'avoue, s'ils fondaient sur une victoire due à leur courage ce droit d'asservir qu'ils exercent à leur gré ; mais ces hommes si lâches, qui n'ont de force, de vertu, qu'en paroles, abusent insolemment d'une domination que le hasard ou la négligence d'autrui leur ont mise dans les mains . Est-il, en effet, une sédition, une guerre civile qui ait extermine tant et de si illustres familles? à qui la victoire inspira-t-elle jamais tant de violence, tant d'emportement?

. L . Sylla, à qui, dans sa victoire, tout était permis par le droit de la guerre, savait bien que la perte de ses ennemis ajoutait à la force de son parti ; cependant, après en avoir sacrifié un petit nombre, il a mieux aimé retenir les autres par des bienfaits que par la crainte. Mais aujourd'hui, grands dieux, avec Caton, M. Domitius et tous les autres chefs de la même faction, quarante sénateurs et une foule de jeunes gens de grande espérance ont été frappes comme des victimes ; et toutefois la rage de ces hommes conjurés a notre perte n'est pas encore assouvie par le sang de tant de malheureux citoyens : l'abandon des orphelins, la triste vieillesse des pères et des mères, les gémissements des maris, la désolation des épouses, rien n'a pu empêcher ces âmes inhumaines de se porter à des attentats, à des accusations de plus en plus atroces, pour dépouiller les uns de leur dignité , les autres du droit de citoyen. Et de vous, César, que dirai-je? de vous que ces hommes, pour comble de lâcheté, veulent abaisser au prix de leur sang? moins sensibles qu'ils sont au plaisir de cette domination, qui leur est échue contre toute apparence, qu'au regret d'être témoins de votre élévation ; et plus volontiers mettraient-ils pour vous perdre la liberté en péril que de voir par vos mains le peuple romain élevé au faite de la grandeur . Voila donc ce qui vous fait une loi d'examiner avec la plus profonde attention comment vous pourrez établir et consolider votre ouvrage . Je n'hésiterai point, de mon côté à vous exposer le résultat de mes réflexions, sauf à votre sagesse d'adopter ce qui vous paraîtra juste et convenable.

 La république fut toujours divisée en deux classes, je le pense, et la tradition de nos pères en fait foi : les patriciens et les plébéiens. Aux patriciens fut primitivement dévolue l'autorité suprême ; mais dans le peuple n'en résidait pas moins la force réelle. Aussi y eut-il souvent scission dans l'état ; et la noblesse ne cessa de perdre de ses privilèges, tandis que les droits du peuple s'étendaient. Ce qui faisait que le peuple vivait libre, c'est qu'il n'y avait personne dont le pouvoir fût au-dessus des lois : ce n'étaient ni les richesses, ni l'orgueil, mais la considération et la valeur, qui mettaient le patricien au-dessus du plébéien. Dans son champ ou a l'armée, le moindre citoyen, ne manquant jamais de l'honnête nécessaire, se suffisait à lui-même, suffisait à la patrie. Mais, lorsque, chassés peu à peu de leur patrimoine, les citoyens eurent été réduits par l'oisiveté et la misère à n'avoir plus de demeure assurée, ils commencèrent à compter sur les richesses d'autrui, et à faire de leur liberté et de la chose publique un trafic honteux. Ainsi, peu à peu, le peuple, qui était souverain et en possession de commander à toutes les nations, est venu à se désorganiser) ; et, au lieu d'une part dans l'autorité publique, chacun s'est créé sa servitude particulière. Or cette multitude, d'abord infectée de mauvaises moeurs, puis adonnée a une diversité infinie de métiers et de genres de vie, composée d'éléments incohérents, est, à mon avis, bien peu propre au gouvernement de l'état . Cependant, après l'introduction de nouveaux citoyens, j'ai grand espoir que tous se réveilleront pour la liberté, puisque chez les uns naîtra le désir de conserver cette liberté, et chez les autres celui de mettre fin à leur servitude . Je pense donc que, ces nouveaux citoyens mêlés avec les anciens, vous pourrez les établir dans les colonies : ainsi s'accroîtront nos forces militaires, et le peuple, occupe à des travaux honorables, cessera de faire le malheur public.

 Mais je n'ignore pas, je ne me cache pas combien l'exécution de ce plan excitera la fureur et les emportements des nobles : alors ils s'écrieront avec indignation que l'on bouleverse tout, que c'est imposer une servitude aux anciens citoyens, qu'enfin c'est transformer en royaume une cité libre, si par le bienfait d'un seul une multitude nombreuse parvient au droit de cité. Quant à moi, j'établis en principe que celui-là se rend coupable d'un grand crime, qui obtient la popularité au détriment de la république ; mais, du moment ou le bien public tourne aussi à l'avantage particulier, hésiter à l'entreprendre, c'est, à mon avis, indolence, c'est lâcheté. M. Livius Drusus, dans son tribunat, eut constamment en vue de travailler de toute sa puissance pour la noblesse, et, dans le commencement, il ne voulut rien faire qui ne lui eût été conseillé par les nobles eux-mêmes. Mais ces factieux, pour qui le plaisir de tromper et de nuire l'emportait sur la foi des engagements, n'eurent pas plutôt vu un seul homme départir à un grand nombre d'individus le plus précieux des biens, que chacun d'eux, ayant la conscience de ses intentions injustes et perverses, jugea de M. Livius Drusus d'après soi-même. Craignant donc que, par un si grand bienfait, il ne s'emparât seul du pouvoir, ils réunirent contre lui leurs efforts et firent échouer ses projets, qui n'étaient, après tout, que les leurs. C'est donc pour vous, général, une raison de redoubler de soins, afin de vous assurer des amis dévoués et de nombreux appuis.

 Combattre un ennemi de front et le terrasser n'est pas difficile à un homme de coeur ; ne savoir ni tendre des pièges ni s'en défendre, telle est la disposition des gens de bien. Lors donc que vous aurez introduit ces hommes dans la cité, le peuple étant ainsi régénéré, appliquez surtout votre attention à entretenir les bonnes moeurs, à cimenter l'union entre les anciens et les nouveaux citoyens. Mais le plus grand bien, certes, que vous puissiez procurer à la patrie, aux citoyens, à vous-même, à nos enfants, à l'humanité enfin, ce sera de détruire 1"amour de l'argent, ou au moins de l'affaiblir autant que possible : autrement on ne saurait, soit en paix, soit en guerre, administrer ni les affaires privées ni les affaires publiques. Car, là où a pénétré l'amour des richesses, il n'est plus d'institutions, d'arts utiles, de génie, qui puissent résister : l'âme elle-même, tôt ou tard, finit par succomber.
J'ai souvent entendu citer les rois, les villes, les nations, auxquels leur opulence a fait perdre de grands empires acquis par leur courage au temps de la pauvreté. Et cela n'a rien d'étonnant : car, dès que l'homme de bien voit le méchant, à cause de ses richesses, plus honoré, mieux accueilli que lui, il s'indigne d'abord, puis il roule mille pensées dans son coeur ; mais, si l'orgueil l'emporte toujours de plus en plus sur l’honneur, et l'opulence sur la vertu, il perd courage et quitte les vrais biens pour la volupté. La gloire, en effet, est l'aliment de l'activité ; et, si vous la retranchez, la vertu toute seule est, par elle-même, pénible et amère. Enfin, la ou les richesses sont en honneur, tous les biens variables sont avilis, la bonne foi, la probité, la pudeur, la chasteté : car, pour arriver à la vertu, il n'est qu'un chemin toujours rude ; mais chacun court à la fortune par où il lui plaît, elle s'obtient indifféremment par de bonnes ou de mauvaises voies. Commencez donc par renverser la puissance de l'or ; que le plus ou le moins de fortune ne donne point, n'ôte point le droit de prononcer sur la vie, sur l'honneur des citoyens ; comme aussi que la préture, le consulat, soient accordés, non d'après l'opulence, mais d'après le mérite : on peut s'en rapporter au peuple pour juger les magistrats qu'il doit élire. Laisser la nomination des juges au petit nombre, c'est du despotisme ; les choisir d'après la fortune, c'est de l'injustice. Tous les citoyens de la première classe doivent donc être appelés aux fonctions de juge, mais en plus grand nombre qu'ils n'y sont admis aujourd'hui. Jamais les Rhodiens, ni bien d'autres cités, n'ont eu à se repentir de la composition de leurs tribunaux, ou, sans distinction et d'après la loi du sort, le riche et le pauvre prononcent également sur les plus grandes et sur les moindres affaires. Quant a l'élection des magistrats, ce n'est pas sans raison que j'approuve la loi promulguée par C. Gracchus dans son tribunat, pour que les centuries fussent prises, d'après le sort, dans les cinq classes sans distinction. Devenus ainsi égaux en honneur et en fortune, ce sera par le mérite que les citoyens s'empresseront de se surpasser l'un l'autre.

 Voila les remèdes puissants que j'oppose aux richesses : car, aussi bien que toute autre chose, on ne les loue, on ne les recherche que pour leur utilité : ce sont les récompenses qui mettent en jeu la perversité. Otez-les, personne absolument ne veut faire le mal sans profit. Au surplus, l'avance, ce monstre farouche, dévorant, ne saurait être tolérée : partout ou elle se montre, elle dévaste les villes et les campagnes, les temples et les maisons ; elle foule aux pieds le sacré et le profane ; point d'armées, point de murailles, ou elle ne pénètre par sa seule puissance ; réputation, pudeur, enfants, patrie, famille, elle ne laisse rien aux mortels. Mais, faites tomber le crédit de l'argent les bonnes moeurs triompheront sans peine de toute cette grande influence de la cupidité.
Ces vérités sont reconnues par tous les hommes, justes ou pervers ; vous n'aurez cependant pas de médiocres combats à soutenir contre la faction de la noblesse ; mais, s vous vous garantissez de leurs artifices, tout le reste vous sera facile : car, s'ils avaient un mérite réel, ils se montreraient les émules des gens de bien plutôt que leurs détracteurs ; mais c'est parce que l'indolence, la lâcheté, l'apathie, les dominent, qu'ils murmurent, qu'ils cabalent et qu'ils regardent la renommée d'autrui comme leur déshonneur personnel.

 Mais à quoi bon vous parler d'eux encore, comme d'êtres inconnus ? M. Bibulus a fait éclater sur courage et sa force d'âme durant son consulat : inhabile à s'énoncer, il a dans l'esprit plus de méchanceté que d'adresse. Qu'oserait celui pour qui la suprême autorité du consulat a été le comble de la dégradation ?
Et L. Domitius est-il un homme bien redoutable, lui qui n'a pas un membre qui ne soit un instrument d'infamie ou de crime : langue sans foi, mains sanglantes, pieds agiles à la fuite, plus déshonnêtes encore les parties de son corps qu'on ne peut honnêtement nommer ? Il en est un cependant, M. Caton, dont l'esprit fin, disert, adroit, ne me paraît pas à mépriser. Ce sont qualités que l'on acquiert à l'école des Grecs ; mais la vertu, la vigilance, l'amour du travail, ne se trouvent nulle part chez les Grecs. Et croira-t-on que des gens qui, par leur lâcheté, ont perdu chez eux leur liberté fournissent de bien bons préceptes four conserver l'empire ?
Tout le reste de cette faction se compose de nobles sans caractères, et qui, semblables à des statues, ne donnent à leur parti d'autre appui que leur nom. L Postumius et M. Favonius me semblent des fardeaux superflus dans un grand navire : s'il arrive à bon port, on en tire quelque parti ; mais, au premier orage, c'est d'eux qu'on se défait d'abord, comme de ce qu'il y a de moins précieux. Maintenant que j'ai indiqué les moyens propres, selon moi, à régénérer et à reformer le peuple, je vais passer à ce qu'il me semble que vous devez faire à l'égard du sénat.

 Lorsque avec l'âge mon esprit se fut développé, assez peu j’exerçai mon corps aux armes et à l'équitation, mais j'appliquai mon intelligence à la culture des lettres, consacrant ainsi aux travaux la portion de moi-même que la nature avait douée d'une plus grande vigueur. Or tout ce que m'ont appris dans ce genre de vie la lecture et la conversation m'a convaincu que, tous les royaumes, toutes les cités, tous les peuples, ont été puissants et heureux tant qu'ils ont obéi à de sages conseils ; mais qu'une fois corrompus par la flatterie, la crainte ou la volupté, leur puissance a été aussitôt affaiblie ; qu'ensuite l'empire leur a été enlevé ; qu'enfin ils sont tombés dans l'esclavage.
Il m'est bien démontré aussi que celui qui se voit au-dessus de ses concitoyens par le rang et le pouvoir prend fortement à coeur le bien de l'Etat. Pour les autres, en effet, le salut de l'état n'est que la conservation de leur liberté ; mais celui qui, par son mérite, s'est élevé aux richesses, aux distinctions, aux honneurs, pour peu que la république ébranlée éprouve quelque agitation, aussitôt son âme succombe sous le poids des soucis et de l'anxiété. C'est tout à la fois sa gloire, sa liberté, sa fortune, qu'il lui faut défendre : il faut que partout il soit présent et s'évertue. Plus, dans les temps heureux, il s'est vu dans une situation florissante, plus, dans les revers, il est en proie à l'amertume et aux alarmes. Lors donc que le peuple obéit au sénat comme le corps à l'âme, lorsqu'il exécute ses décisions, c'est dans la sagesse que les sénateurs trouvent leur force ; le peuple n'a pas besoin de tant de sagacité. Aussi nos ancêtres, accablés sous le poids des guerres les plus rudes, après la perte de leurs soldats, de leurs chevaux, de leur argent, ne se lassèrent jamais de combattre armés pour l'empire : ni l'épuisement du trésor publie, ni la force de l'ennemi, ni les revers, rien ne fit descendre leur coeur indomptable à penser que, tant qu'il leur resterait un souffle de vie, ils pussent céder ce qu'ils auvent acquis par leur courage. Et c'est la fermeté dans leurs conseils, bien plus que le bonheur des armes, qui leur a valu tant de gloire. Pour eux, en effet, la république était une ; elle était le centre de tous les intérêts, et il n'y avait de ligues que entre l'ennemi ; et, si chacun déployait toutes les facultés de l'esprit et du corps, c'était pour la patrie, et non pour son ambition personnelle.
Aujourd'hui, au contraire, les nobles, vaincus par l'indolence et la lâcheté, ne connaissent ni les fatigues, ni l'ennemi, ni la guerre ; ils forment dans l'Etat une faction compacte, armée, qui gouverne avec insolence toutes les nations. Aussi le sénat, dont la sagesse faisait autrefois le soutien de la république en ses dangers, opprime désormais, flotte çà et là, poussé par le caprice d'autrui, décrétant aujourd'hui une chose, demain tout le contraire : c'est au gré de la haine et de l'arrogance de ceux qui dominent qu'il prononce qu'une chose est utile ou nuisible à l'intérêt public.

 Si tous les sénateurs avaient une égale liberté, et leurs délibérations moins de publicité, le gouvernement de l'Etat aurait plus de force, et la noblesse moins d'influence. Mais, puisqu’il est difficile de ramener au même niveau le crédit de tous (les uns ayant, grâce au mérite de leurs ancêtres, hérité de la gloire, de l'illustration, d'une nombreuse clientèle, et les autres n'étant pour la plupart qu'une multitude arrivée de la veille), faites que les votes de ces derniers ne soient plus dictés par la crainte : chacun, dès lors, protégé par le secret, fera prévaloir sur la puissance d'autrui son opinion individuelle. Bons et méchants, braves et lâches, tous désirent également la liberté ; mais, dans leur aveuglement, la plupart des hommes l'abandonnent par crainte, et, sans attendre l'issue d'un combat incertain, sont assez lâches pour se soumettre d'avance aux chances de la défaite.
Il est donc, selon moi, deux moyens de donner de la force au sénat : c'est d'augmenter le nombre de ses membres, et d'y établir le vote par scrutin secret. Le scrutin sera une sauvegarde a l'abri de laquelle les esprits oseront voter avec plus de liberté ; dans l'augmentation du nombre de ses membres, ce corps trouvera plus de force et d'action. En effet, depuis ces derniers temps, les sénateurs sont, les uns astreints à siéger dans les tribunaux, les autres distraits par leurs propres affaires ou par celles de leurs amis ; ils n'assistent presque plus aux délibérations publiques : il est vrai qu'ils en sont écartés moins par ces occupations que par l'insolence d'une faction tyrannique. Quelques nobles, avec un petit nombre d'auxiliaires de leur faction, pris dans les familles sanatoriales, sont maîtres d'approuver, de rejeter, de décréter, de tout faire enfin au gré de leur caprice. Mais, des que le nombre des sénateurs aura été augmenté, et que les votes seront émis au scrutin secret, il faudra bien qu'ils laissant là leur orgueil, quand ils se verront contraints de fléchir devant ceux que naguère ils dominaient avec tant d'arrogance.

 Peut-être, général, après avoir lu cette lettre, demanderez-vous à quel nombre je voudrais porter les membres du sénat ; comment j'y repartirais les fonctions nombreuses et variées qui lui sont attribuées ; et, puisque je propose de confier l’administration de la justice à tous ceux de la première classe, quelle serait la limite des différentes juridictions, le nombre des magistrats pour chaque espèce.
Il ne m'eut pas été difficile d'entrer dans ces détails ; mais j'ai cru devoir d'abord m'occuper du plan général, et vous en montrer la convenance : si vous le prenez pour point de départ, le reste marchera de soi-même. Je veux sans doute que mes vues soient sages, utiles surtout ; car plus elles produiront d’heureux résultats, plus j'en recueillerai de gloire : mais je désire bien plus fortement que, au plus tôt et par tous les moyens possibles, on vienne au secours de la chose publique. La liberté m'est plus chère que la gloire, et je vous prie, général, je vous conjure, par cette immortelle conquête des Gaules, de ne pas laisser le grand et invincible empire romain tomber de vétusté, s'anéantir par la fureur de nos discordes. Ah ! sans doute, si ce malheur arrive, votre esprit ne trouvera plus, ni le jour ni la nuit, un seul instant de repos : tourmenté d'insomnie, furieux, hors de vous, on vous verra frappé d'un funeste égarement. Car je tiens pour vrai que l'oeil de la Divinité est ouvert sur les actions de tous les mortels ; qu'il n'en est aucune, bonne ou mauvaise, dont il ne soit tenu compte ; et que, suivant la loi invariable de la nature, les bons et les méchants reçoivent un jour chacun leur récompense. Quelquefois ce prix peut être tardif ; mais chacun peut déjà, dans sa conscience, lire ce qui lui est réservé.

 Si la patrie, si les auteurs de vos jours, pouvaient prendre la parole, voici ce qu'ils vous diraient : "0 César ! nous les plus vaillants des hommes, nous t'avons fait naître dans la première des villes pour être notre gloire, notre appui, la terreur des ennemis. Ce que nous avons acquis au prix de mille travaux, de mille dangers, nous te l'avons confié dès ta naissance avec la vie : une patrie grande aux yeux de l'univers, et, dans cette patrie, une origine, une famille illustre ; avec cela de grands talents, une fortune digne de ton rang ; enfin tout ce qui honore dans la paix et récompense dans la guerre. Pour prix de si grands bienfaits, nous ne te demandons aucun crime, aucune bassesse, mais de relever la liberté détruite : accomplis cette tache, et la gloire due à ton courage se propagera parmi les nations. Car, aujourd'hui, malgré tes belles actions dans la paix et dans la guerre, ta renommée cependant est encore égalée par celle de plusieurs vaillants capitaines ; mais, si à ta patrie sur le penchant de sa ruine tu rends et tout l'éclat de son nom et toute l'étendue de sa puissance, qui, dans l'univers, sera plus illustre, plus grand que toi ? Si, en effet, par son état de consomption ou par les coups du sort, cet empire venait à succomber, qui peut douter qu'aussitôt le monde entier ne fut livré à la désolation, à la guerre, au carnage ?
Mais si, animé d'une généreuse inspiration, tu assures le repos de ta patrie, de ta famille, dès lors, restaurateur de la chose publique, tu effaceras, de l'aveu de tous, la gloire de tous les mortels, et ta mort seule pourra ajouter à l'éclat de ta vie. Ici bas, en effet, exposés quelquefois aux coups du sort, nous le sommes souvent aux attaques de l'envie ; mais, avons-nous payé le tribut à la nature, l'envie se tait, la vertu s'élève et brille de jour en jour d'un nouvel éclat."
Telles sont, général, les vues qui m'ont paru utiles et convenables à vos intérêts ; je vous les ai indiquées le plus brièvement que j'ai pu. Au reste, quel que soit le plan que vous adoptiez, je prie les dieux immortels qu'il tourne à votre avantage et à celui de la république.

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